De Forcalquier à Montréal ou Tokyo, le violoncelliste est devenu un fervent ambassadeur des Suites de Bach, dont il livre un deuxième enregistrement.

Septembre 20007. Plan serré sur le visage, en couleurs, pour introduire un enregistrement bientôt salué par la critique, plébiscité par le public. Sur la pochette du remake de 2024, c’est à contre-jour, en noir et blanc, que le violoncelliste nous convie à une nouvelle ascension de cet Everest auquel il a ressenti la nécessité de se confronter à nouveau.

Jean-Guihen Queyras : D’un point de vue objectif, j’avais tout à perdre en réenregistrant le mieux reçu de tous mes disques. Si j’ai relevé ce défi, c’est parce que les Suites accompagnent un violoncelliste tout au long de son parcours, mais aussi qu’elles occupent une place à part : la perfection de ce grand œuvre nous fait traverser l’intégralité des sentiments, des phases d’une vie, tout ce qui constitue l’humanité – l’espoir, le doute, la joie, la douleur – en l’incarnant au travers de la danse. Cette forme permet de les habiter avec la pulsion, l’énergie propres au corps. C’est peut-être cette dimension qui a le plus évolué dans la façon dont je vis les Suites, avec ce moment précieux, suspendu, où la mélodie, tel un danseur, s’envole dans le rebond entre deux pas ; je prends aujourd’hui davantage appui sur la ligne de basse pour me donner plus d’élan, de liberté. Je dois aux deux enregistrements d’Anner Bylsma d’avoir réalisé l’éventail des possibilités offertes par ce chef-d’œuvre.

En quoi l’expérience aux côtés de la compagnie Rosas d’Anne Teresa de Keersmaeker a-t-elle influencé votre approche des Suites ?

J.-G.Q. : Avec Rosas, nous avons donné le spectacle Mitten une bonne centaine de fois dans le monde entier. Me trouver sur scène avec les danseurs a transformé une œuvre pour instrument solo en une sorte de musique de chambre, grâce à l’interaction permanente avec l’autre. C’est d’ailleurs un des préceptes que je donne à mes étudiants pour que leur interprétation prenne vie : jouer comme s’ils n’étaient pas seuls en scène, comme si un complice à côté d’eux tenait la ligne de basse sur laquelle se reposer, avec laquelle échanger en lui apportant du mouvement.

Une autre inspiration que vous citez est le gambiste Paolo Pandolfo.

J.-G.Q. : je recommande toujours à mes étudiants d’aller écouter son enregistrement des Suites [paru chez Glossa en 2001]. Tout violoncelliste est en secret fasciné par la viole de gambe, par son timbre, sa fragilité, mais aussi sa capacité éruptive. la technique même de cet instrument – j’ai pris des leçons pour mon plaisir- accorde une place prépondérante au froté de l’archet pour donner profondeur et rebond. Comme les clavecinistes, les gambistes osent manier le temps afin d’aller y chercher une élasticité supérieure de la pulsation, qui devient un élément majeur de l’interprétation. La liberté, y compris celle, historique, de modifier les harmonies, d’ajouter des accords, le souffle que l’on trouve chez Paolo m’ont beaucoup inspiré ; l’auditeur en trouvera des traces dans ma nouvelle version.

Vous avez choisi de demeurer fidèle à votre Gioffredo Cappa.

J.-G.Q. : C’est une choix dicté par les circonstances mais lucide. Si j’avais rencontré un autre instrument il y a un an, la question se serait sans doute posée en d’autres termes. je me suis dit qu’offrir la possibilité à ceux qui le souhaiteront de comparer deux versions jouées par le même violoncelliste, sur le même instrument, pouvait avoir un intérêt, l’attention se détournant du medium pour se focaliser sur les partis pris de tempo, d’articulation, le caractère. Les cordes sont toujours en métal : l’emploi du boyau va de soi dans certains répertoires, mais n’est pas, jusqu’à présent, au cœur de ma pratique des Suites de Bach, en particulier la 6ème, que je n’ai pas encore abordée sur un violoncelle à cinq cordes. l’archet change, en revanche : moderne en 2007, c’est ici un Tourte du début du XIXème siècle qui me semble favoriser la diction.

On a le sentiment, dans cette nouvelle version, que l’énergie s’est intériorisée, que vous lâchez davantage la bride à un certain lyrisme.

J.-G.Q. : L’intériorisation, oui. Parfois même de façon assez radicale par rapport à 2007. Pour le lyrisme, encore faut-il définir avec précision ce qu’on entend par là. S’il s’agit de quelque chose de très ténu qui nous donne une ligne, nous emmène, de plus vibrant, alors je m’y reconnais aussi. la part de réflexion, y compris à l’instant même de l’enregistrement, donc d’introversion, es beaucoup plus importante dans mon approche aujourd’hui.

Vous venez aussi d’achever l’enregistrement des concertos pour violoncelles de Carl Philipp Emanuel Bach en compagnie de l’Ensemble Resonanz, avec qui s’est établi un partenariat privilégié.

J.-G.Q. : Resonanz et moi sommes, à tout point de vue, des alter ego. Je les adore. Nous appartenons à la même génération, ils osent des répertoires rares, contemporains comme anciens, certes sur instruments modernes mais une démarche historiquement informée. Nous avons travaillé en commun de façon approfondie, en particulier lors de mes trois ans de résidence à leurs côtés où j’ai tenu aussi bien un rôle de soliste que de premier violoncelle les dirigeant. nous avons choisi un concerto de kraft pour accompagner le Wq. 171 de Carl Philipp Emanuel. Beaucoup d’auditeurs seront surpris par la qualité de cette œuvre, d’autant que l’ensemble s’en empare avec une énergie saisissante, la même qu’il déploie pour traduire les excentricités du fils Bach.

Vous avez joué il y a peu à Kiev. Quelle empreinte cette expérience laisse-t-elle en vous ?

J.-G.Q. : J’éprouve une sympathie totale et profonde pour le combat du peuple ukrainien. Des amis originaires du pays m’ont encouragés à m’y produire, insistant sur l’importance d’un tel geste de soutien. J’ai ressenti là-bas des émotions incroyables, par exemple devant le mémorial aux disparus, ou lors de la rencontre avec les soldats blessés pour lesquels il m’était inconcevable de ne pas jouer. J’ai envie de dire à tous mes collègues musiciens : ayez le courage d’y aller. Une des conséquences de la guerre est de couper le pays de l’extérieur. Aussi les Ukrainiens accueillent à bras ouverts ceux qui jouent pour eux, avec eux.  Je réfléchis, avec ma compagne, à la création d’une fondation qui permettrait de financer le déplacement des artistes souhaitant  se rendre sur place. Dans une ville que la guerre a en partie vidée de sa population, la soif de culture est intacte, portée par le besoin de vibrer ensemble. le pouvoir consolateur de la musique, celle de Bach en particulier, y acquiert une dimension insoupçonnée.

 

Diapason n° 737

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