Son enregistrement des Suites pour violoncelle de Bach, réalisé en 2007 pour Harmonia Mundi, a installé Jean-Guihen Queyras parmi les plus fins arpenteurs de ce sommet redoutable. Le livre qu’il consacre aujourd’hui à sa patiente conquête est éclairant à plus d’un titre.
L’ouvrage mêle aux conversations complices, bien menées, avec le musicologue Emmanuel Reibel, des notes personnelles, tantôt considérations sur l’approche du recueil, tantôt souvenirs de concerts marquants. Au cœur des dimanches de l’enfance, les cantates du Cantor diffusées par France Musique « qui faisaient jaillir de la vie et de l’amour à un degré incroyable », partagées en famille. Ces moments habités par la sensation physique de la musique constituent un premier bagage, qu’écoutes puis enseignement (Claire Rabier à Manosque, Reine Flachot à Lyon, puis Bâle, New York) vont étoffer avant l’éclosion, l’été 1990 dans la maison provençale des Iscles, à la faveur d’un concert intimiste comportant la Cinquième Suite : « un vrai début ». Le chemin qui s’ouvrait fut riche d’expériences, de rencontres ; « déterminante », celle d’Anner Bylsma, dont il décrit l’enseignement comme « une école de liberté et d’intelligence » ; « vivifiante », la relation tissée avec l’Ensemble intercontemporain et Pierre Boulez. D’un côté, l’apprivoisement d’une technique historique (cordes en boyau, absence de pique, archet), du langage spécifique qui lui est attaché ; de l’autre, la prise de conscience de la responsabilité face à l’œuvre qu’il s’agit de « mettre au monde » dans le respect de sa nature intrinsèque, sans négliger l’attention à son actualité.
Chair de la partition
Aucun aspect de l’interprétation des Suites n’est laissé dans l’ombre : l’usage raisonné du vibrato, la question de l’ornementation, des reprises, du tempo, etc., mais aussi l’importance, trop rarement soulignée, de l’empreinte de la langue allemande sur l’écriture musicale. Queyras consacre également un passage plus ou moins développé aux différentes danses qui, avec les préludes, constituent la chair même de la partition. Sans aucun dogmatisme, son propos éclaire, au plein sens du terme : lumineux, il ouvre le chemin. On citera, par exemple, les lignes consacrées aux Sarabandes où l’alliance, dans ce creuset formel, du sensuel et du spirituel est saisie avec beaucoup de justesse.
Voici d’ailleurs un des nombreux atouts de cet ouvrage : au travers d’un itinéraire personnel retracé avec humilité, humour et tendresse, qu’il s’agisse d’évoquer l’émotion ressentie à l’écoute de Pablo Casals ou l’osmose avec Alexandre Tharaud, partenaire chambriste d’élection, il se fait également compagnon d’écoute des Suites. Nous voici guidés par une main assez experte pour nous indiquer ce qui mérite un surcroît d’attention, mais sans jamais peser ou contraindre. Aussi n’est-ce pas sans un bonheur certain que l’on apprend, page 140, qu’un nouvel enregistrement est en gestation, fruit d’un processus intense de maturation. La route en commun entre Bach et Queyras est loin d’être terminée.
Bach : les Suites en partage par Jean-Guihen Queyras et Emmanuel Reibel. Premières Loges, 177 p., 18€.