Ce disque permet d’aborder la musique pour orchestre d’Henri Dutilleux à travers trois partitions de sa première période créatrice, culminant dans le Concerto pour violoncelle »Tout un monde lointain… ». Les présentes interprétations en révèlent toute la puissance.
La Symphonie N°1 pour grand orchestre de 1951, créée l’année suivante au Festival d’Aix, fit connaître le musicien français sur le plan international. Le chef Ernest Ansermet louera « l’œuvre d’un musicien consommé, d’une très grande sûreté de métier et d’un esprit indépendant ». C’est que Dutilleux (1916-2013) est un compositeur à part parmi ses contemporains, l’homme d’aucune école, qui pour atonale qu’elle soit, écrit une musique presque immédiatement abordable. La partition possède déjà bien des caractéristiques d’une manière toute personnelle : la part significative réservée aux percussions, dont certaines traitées en soliste, le procédé de la répétition ou »concept de mémoire », travaillé en variations à partir d’une même cellule ou d’un accord, la recherche de la symétrie dans la construction, comme chez Béla Bartók. Conçue pour une large formation, la symphonie dégage une grande vitalité et est parsemée de traits insolites au long de ses quatre mouvements. »Passacaille » débute par un thème en ostinato de contrebasses, s’étendant peu à peu à tout l’orchestre au fil de séquences diversifiées, dont certaines d’allure très rythmée. Le »Scherzo molto vivace » prolonge cette animation dans le tournoiement incessant des cordes relayées par vents et percussions. L »’Intermezzo » tranche par son climat calme et mystérieux, les thèmes en constante évolution. Le »Finale », passée une explosion de puissance, se résout en une série de variations contrastées, pour progressivement s’enfoncer dans une atmosphère nocturne.
Les Métaboles pour orchestre, de 1964, sont le fruit d’une commande du chef George Szell pour l’Orchestre de Cleveland. L’œuvre figure une sorte de concerto pour orchestre au long de ses cinq mouvements joués enchaînés, chacun d’une durée équivalente, privilégiant une famille particulière d’instruments, les bois, les cordes, les percussions, les cuivres, avant leur réunion au finale. Dutilleux y met en exergue le concept de transformation, de métamorphose des thèmes : « mon projet était de faire oublier le motif principal par un changement progressif de nature, ce qui est le cas de certains insectes qui, après plusieurs métamorphoses, deviennent méconnaissables » (in »Constellations », entretiens avec Martine Cadieu, 2007). Ainsi dans »Incantations », le thème aux bois est-il lancé comme un chant insistant, puis dans »Linéaire », les cordes se subdivisent en de nombreuses parties, du plus aigu au plus grave. Pour »Obsessionnel », les percussions alliées aux vents, dans une série dodécaphonique, prennent un rythme jazzy sur des pizzicatos de contrebasses. Les cuivres dominent le mouvement suivant, »Torpide », où l’on perçoit un sentiment de langueur. Enfin »Flamboyant », sorte de scherzo, récapitule toute la thématique précédente dans une séquence animée conduisant à un crescendo grandiose.
Immortalisé depuis sa création au Festival d’Aix de 1970, par son dédicataire Mstislav Rostropovitch, le Concerto pour violoncelle »Tout un monde lointain… » est devenu une œuvre phare de Dutilleux. Forgée à l’aune de la rencontre par le compositeur d’un interprète d’exception, l’œuvre est inspirée essentiellement du poème de Baudelaire »La Chevelure », tiré des Fleurs du mal, dont un vers adorne chacun des cinq mouvements, là encore joués enchaînés. Elle est d’une extrême exigence pour le soliste, confronté à des traits audacieux en pizzicatos, jeu en doubles cordes, glissandos vertigineux, et à un usage peu commun du registre aigu du violoncelle. L’interaction entre soliste et orchestre est dense, souvent dans un système de variations. Mais au-delà de cet aspect technique redoutable, le concerto résonne d’une force intérieure atteignant l’ineffable, celui d’un univers de pure poésie. « Musique qui, entre les notes, sans chercher à s’imposer, laisse la poésie s’envoler… », remarque le celliste Jean-Guihen Queyras. Il est construit en arche autour de la séquence centrale »Houles », illustrant le vers « Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve… », savoir le thème de l’espace et du voyage. Les mouvements 1 et 5, puis 2 et 4 se répondent en miroir. Car une autre caractéristique de composition chez Dutilleux est la correspondance thématique, en l’occurrence celle du reflet et du double entre »Regard » (2) et »Miroirs » (4), celle du mystère et du repli de la mémoire qui unit »Énigme » (1) et »Hymne » (5). Jean-Guihen Queyras reprend le flambeau de Slava, avec brio et un profond sens poétique : une interprétation aussi habitée que souverainement maîtrisée.
Il est accompagné par Gustavo Gimeno, directeur de l’Orchestre Philharmonique de Luxembourg, qui, outre le soin apporté à révéler toutes les subtilités des alliages de timbres et la beauté des textures diaphanes ou irisées de l’orchestre de Dutilleux, fait sourdre la magnificence de cette pièce, comme des deux autres. Les enregistrements, entre 2019 et 2023, au Grand auditorium de la Philharmonie de Luxembourg, dispensent clarté et bel étagement des plans sonores.
Plus d’infos
- Henri Dutilleux : Métaboles pour orchestre. Concerto pour violoncelle et orchestre »Tout un monde lointain… ». Symphonie N°1 pour grand orchestre
- Jean-Guihen Queyras, violoncelle
- Luxembourg Philharmonic, dir. Gustavo Gimeno
- 1 CD Harmonia Mundi : HMM 902715 (Distribution :[PIAS])
- Durée du CD : 78 min 34 s
- Note technique :
(5/5)