Klaus Mäkelä, le jeune directeur musical de l’Orchestre de Paris n’a pas froid aux yeux. Inscrire au programme du même concert « Tout un monde lointain » de Dutilleux et la « Symphonie alpestre » de Richard Strauss, deux partitions de la plus grande exigence pour les phalanges les plus aguerries, constitue un sacré défi – qui a été relevé haut la main.

Avant l’ascension des sommets de Dutilleux et Strauss, le voyage commence par une étape écossaise, avec l’Ouverture La Grotte de Fingal de Mendelssohn qui, en quelques mesures, permet d’apprécier l’entente cordiale établie entre l’orchestre et son nouveau directeur musical en si peu de mois, tant la réponse à cette battue à la fois libre et incitative semble spontanée. Les cordes, en particulier, se couvrent de gloire par leur unité et la lumière qui s’en dégage, dépourvues de toute pesanteur, à l’image de tempos d’un naturel toujours allant qui laissent couler le discours telle une source.

Dès les premières mesures de l’œuvre de Dutilleux, sautent aux oreilles la chaleur et la splendeur du son de Jean-Guihen Queyras, qui emplit sans effort apparent le vaste volume de la Philharmonie. Plus qu’un concerto pour violoncelle, Tout un monde lointain tient davantage du long solo introspectif, auquel l’orchestre apporte, non pas de véritables réponses, mais un écrin d’une infinie séduction instrumentale. Que ce violoncelle chante ! au gré de ces cinq mouvements enchaînés, inspirés par l’entêtant univers poétique de Baudelaire. Que ce violoncelle parle, aussi ! tant sa qualité d’élocution, sa franchise dans le ton et les accents, communiquent une diversité d’affects et de climats qui imprime au discours une intelligibilité immédiate et abordable. Autour de cet astre, le chef (on peine à croire que presque trente ans le séparent de son soliste, tant Queyras a gardé son allure de jeune homme) sculpte des gerbes de pierres précieuses, avec, là encore, une lumière dans les timbres, un naturel classique du ton, qui libèrent des effluves à la fois debussystes et bergiens – ce monde sonore, pourtant si sophistiqué, nous paraît soudain très proche.

L’accord entre Klaus Mäkelä et son soliste déborde sur le moment du bis : c’est à sa demande que Queyras a écarté les Strophes sur le nom de Sacher du même Dutilleux au profit de Bach. En l’occurrence, la Sarabande de la 4e Suite pour violoncelle seul. Que ce violoncelle médite, alors ! L’intelligence du phrasé, des articulations, éclaire tout le mystère de cette page – le paradoxe n’est qu’apparent.

Grande arche

Et puis voici cette Symphonie des Alpes entreprise par Richard Strauss sous le choc de la mort de Mahler – ce dont il reste bien des traces dans l’instrumentation, la conception de l’espace sonore. Le jeune maître finlandais y déploie à nouveau son sens extraordinaire de la grande arche, à laquelle la construction narrative du chef-d’œuvre straussien invite particulièrement. La conception d’ensemble assez fondue part des cordes, et y revient – l’émergence progressive des groupes instrumentaux de Nacht et Sonnenaufgang est admirable. Strauss aurait apprécié cette aisance souveraine des transitions, qui libère la pulsation fondamentale, entretient la vibration intérieure, écarte toute inertie, sans que Mäkelä renonce à dégager des moments de calme, de ressourcement, au sein d’une narration toujours en mouvement (impossible de résister à l’appel des titres, tant l’orchestration et l’instrumentation les transcrivent de manière quasi-visuelle, sinon cinématographique). Mais il se situe bien dans une perspective encore supérieure, qui est celle d’une cosmogonie sonore, d’une harmonie suprême. Toute la séquence menant au sommet (Auf dem Gipfel) est conduite avec une formidable justesse d’accents, de contrastes. Et même ce moment où Strauss lâche les cuivres, parfois un peu vain sous d’autres baguettes, prend ici l’allure d’un véritable accomplissement, au rayonnement sonore maximal.

Sens aigu du mystère et de l’attente (Die Sonne verdüstert sich, Elegie, Stille vor der Sturm), maîtrise de la forme et des proportions (le déchaînement de Gewitter und Sturm est coulé dans une discipline rythmique et instrumentale qui n’en contraint jamais l’effet ni la respiration), et couronnement absolu de toute la fin, à partir de ce moment de lyrisme éperdu, inépuisable, qu’est Sonneuntergang. De la première à la dernière mesure, les musiciens de l’Orchestre de Paris ont tout donné. On pourrait à bon droit saluer de multiples interventions solistes (cor solo, hautbois solo, cor anglais, trompette solo…). Mais ce qui fascine une fois encore, c’est la plénitude et l’unité de jeu du quatuor et des contrebasses, comme précédemment dans Mahler et Bruckner.

Mäkelä a bien dirigé la Symphonie des Alpes (avec toutes les implications du mot « symphonie »), et non la Symphonie alpestre, qui ne serait qu’une carte postale. Et il l’a fait en symbiose totale, extraordinairement exaltante, avec des musiciens transportés, et dans la pleine mesure de l’acoustique de la Philharmonie de Paris.

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