La chorégraphe  affirme expressément son intérêt pour les mathématiques et souligne dans ses écrits et ses interviews l’importance du rôle qu’elle leur confère dans son processus de création.

 

La musique n’est pas chez elle un simple accompagnement. Et la danse n’est pas une simple illustration de la partition. Danse et musique sont liées, comme le dit Philippe Guisgand, par la partition. s’attache davantage à la structure de la musique. C’est donc en travaillant à dégager la structure de la partition que se dessine la structure de la danse. Interrogée à l’occasion de Vortex Temporum, Anne Teresa De Keersmaeker déclare qu’« il s’agit de chorégraphier mon expérience de cette musique. » (Cvejié, 2013)

Philippe Guisgand, qui a consacré une thèse en esthétique à la chorégraphe, distingue au terme d’un dialogue au long cours avec Jean-Pierre Plouvier, trois phases dans l’évolution du travail de la chorégraphe. Trois phases caractérisant l’évolution de son rapport à la partition : le temps de la demande, entre soumission au savoir musical et révolte Fase ; le temps de l’adresse, adresse d’une lecture de la musique, dans sa structure et ses principes. Cette relation se lit dans la danse et l’occupation de l’espace. Et enfin, le temps de la surenchère. La musique chez Anne Teresa de Keersmaeker se trouve au centre d’un noyau danse-musique présent dès la genèse de l’œuvre chorégraphique. Au départ du processus de création de ses œuvres, le choix de la musique est primordial et peut impacter la structure en terme de son comme de sémantique.

Profondément mélomane, elle aura travaillé de grandes partitions de la musique savante occidentale (le maître Jean-Sébastien Bach évidemment dans Moitten avec les Suites pour violoncelle seul, les Six Concertos brandebourgeois, la Grande Fugue de Beethoven, le Quatuor n°4 de Béla Bartók), dont certaines musiques destinées à la danse (la Partita n°2 pour violoncelle seul de J-S. Bach). Mais son travail inclut aussi des collaborations avec des compositeurs contemporains (Steve Reich pour les spectacles Fase, Clapping Music, Rain, Counter Phrases, Steve Reich Evening, les compositions mathématiques de Thierry Demey). Très régulièrement, les musiciens font partie intégrante du spectacle. Qu’ils soient instrumentistes (on peut citer l’ensemble Ictus, les chanteurs de Graindelavoix, le violoncelliste Jean Guilen Queyras dans les suites pour violoncelle seul de J-S. Bach ou encore la violoniste Amandine Beyer…) ou chanteurs (chant Keeping Still, The Song, 3Abshied). Ils se sont produits en direct sur scène aux côtés des danseurs, là où le ballet classique, par exemple, opère une séparation plus rigide des disciplines. L’orchestre y est habituellement dissimulé dans la fosse tandis que les danseurs seuls sont visibles sur la scène. Le silence dans The Song ou l’absence de rythme dans la musique spectrale de Gérard Grisey, oblige parfois la chorégraphe à développer des techniques pour « voir le son. »

Plus récemment, la chorégraphe a travaillé sur l’Ars subtilior et y a trouvé une résonance dans la structure de ce singulier contrepoint à trois voix (cantus, tenor et contratenor) mélangeant rythmes binaires et ternaires, où la beauté nait de la juste proportion des parties avec la direction polyphonique qu’empreinte sa danse et son travail sur la marche. Marchant les lignes mélodiques et transposant ainsi « les proportions de cette mesure du temps dans l’espace »,  pour donner à voir les relations complexes des voix par la danse. A son principe « comme je marche, je danse », répond symétriquement le principe du « comme je parle, je danse. »

Les mathématiques

Nous le disions, la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker n’est pas assujettie à la partition musicale, pas plus qu’elle ne vient simplement l’illustrer. On pourrait de ce principe faire un parallèle avec le travail que la chorégraphe opère avec les mathématiques. Elle les interroge. Elle s’attache à ces concepts abstraits pour organiser les paramètres chorégraphiques selon des techniques cohérentes.

Danser c’est aussi arpenter une scène

Robert Bilinski a l’intuition d’une ressemblance entre les mouvements des danseurs traversant la scène au sein de l’espace de création du chorégraphe et un champ de vecteurs. Il y trouve une confirmation dans les Outillages chorégraphiques de Karin Waehner. Elles permettent de donner à voir les déplacements des danseurs et la manière dont ils structurent cet espace.

Le langage chorégraphique d’Anne Teresa De Keersmaeker inclut les éléments de base que sont des formes géographiques simples et un mouvement des danseurs axé verticalement autour de la colonne vertébrale et horizontalement sur les plans du corps soumis à la gravité (debout, couché, assis). En créant des figures de leur corps mais également en suivant des formes fictives au sol, les danseurs se déplacent dans un espace euclidien. Ces mouvements sont improvisés ou requis par la chorégraphie. Ces éléments géométriques et arithmétiques organisent le temps et l’espace de sa chorégraphie (par exemple, la distribution des mouvements dans l’espace et le temps), alimentant sa danse, y introduisant également des éléments de contrainte qui font surgir l’innovation et permettent une chorégraphie complexe avec des moyens minimaux.

Organisation dans l’espace dansé selon des formes géométriques

L’une des marques d’Anne Teresa de Keersmaeker est donc l’organisation de l’espace. Une marque rigoureuse et teintée de formalisme par l’inscription des mouvements dans des formes géométriques strictes mais non statiques, susceptibles d’évoluer et de se transformer en d’autres figures. Un autre principe d’organisation constitue une part plus ésotérique, plus obscure et irrationnelle (teintée de symbolisme ?) des recherches de la chorégraphes : le carré magique qu’elle utilise parfois pour organiser l’espace ou structurer les mouvements, la notion de Qi, le Ying et le Yang hérités des philosophies extrêmes orientales, d’une part, et de l’autre, la géométrie sacrée.

Autre outil récurrent dans son travail : phi, le nombre d’or, proportion harmonieuse et esthétique qu’elle utilise pour distribuer les moments de tension dans sa dramaturgie mais également pour organiser l’espace en sections définies et équilibrées. On peut y ajouter l’utilisation de la suite de Fibonacci. A vrai dire, comme le dit Bojana Cvejić, Anne Teresa de Keersmaeker fait une utilisation non dogmatique et pragmatique de ces notions. Sa chorégraphie n’y est pas assujettie de façon dogmatique.

Chez Anne Teresa de Keersmaeker, plusieurs éléments introduisent l’émotion et viennent altérer l’aspect implacable des séries mathématiques. On peut citer la fatigue souvent née de la structure du dispositif chorégraphique lui-même : la répétition et la multiplication de motifs ou de phrases de danses ou de motifs musicaux. Donnons l’exemple de Piano Phase où l’implacable répétition des boucles, ou encore de la répétition des mouvements dans Rosas où l’aspect implacable qui déroule de la chorégraphie n’est trahi que par la fatigue qui croit chez les danseuses et les danseurs (Laermans, Van Kerkhoven, 1998), cette petite part d’humain, ce grain d’imperfection qui contribue à rendre la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker tellement émouvante et humaine ; cette oscillation entre un apparent côté implacable et répétitif et la vitalité, l’humanité de sa Danse.

Anne Teresa de Keersmaeker fait elle-même remarquer dans ses Carnets d’une chorégraphe, combien la physicalité radicale de Fase vient introduire l’émotion de manière assez brutale ; alors la musique semble procéder de façon mécanique par des répétitions de motifs. II se décalent peu à peu mais se rencontrent à nouveau à l’issu de répétitions. Comme elle le dit elle-même, dans Drumming et Rain, elle ne dissimule ni la douleur, ni le plaisir pour déployer des patterns aussi précis, complexes, sur une longue durée.

 

Emilie VanderhulstBACH ATK