Un violoncelliste et six Suites de Bach, chacune prise en charge par un seul danseur — accompagné parfois d’Anne Teresa De Keersmaeker en personne — tandis que la lumière du jour décroît lentement. « L’absolu contraire de Tomorrowland[1] » : c’est avec ses mots que la chorégraphe redit sa foi inébranlable dans l’expérience artistique, sans exhausteur de goût.
Une semaine avant la première, Anne Teresa De Keersmaeker modifiait le titre de son dernier spectacle. Elle l’avait préalablement baptisé Bach 6 Cellosuiten — un titre sobre et objectif — et entendait désormais le renommer « Mitten wir im Leben sind » [Au cœur de la vie, nous sommes…]. Il s’agit d’une phrase incomplète, d’un vers brisé sur sa charnière. Une ‘ellipse’, en termes techniques : une figure de style où l’on donne moins pour laisser entendre plus, un « plus » qu’il n’est généralement pas nécessaire d’exprimer. L’informulé laisse un vide qui éveille le désir. « Mitten wir im Leben sind / mit dem Tod umfangen » [Au cœur de la vie nous sommes / entourés par la mort] : telle est la sombre formulation, dans sa traduction littérale, que Martin Luther fit de l’antienne latine Media vita in morte sumus. Et, aux vers suivants : « Wen suchen wir, der Hilfe tu, Daß wir Gnad erlangen? Daß bist du, Herr, alleine. » [Qui cherchons nous pour nous aider à obtenir la grâce ? C’est toi seul, Seigneur.]
La vie, la mort, la rédemption – voilà qui résume la dramaturgie ternaire du spectacle, faite d’une progression limpide, d’un élan irréversible intensifié par le travail sur la lumière. Lors de la première à la Ruhrtriennale, le plateau de danse était arrosé d’une trame de rayons du soleil couchant, se faufilant rythmiquement par les hautes fenêtres ouvertes de l’ancienne salle des machines à Gladbeck. Arrivé à la cinquième Suite, Jean-Guihen Queyras jouait la Sarabande dans le noir ; rarement une « section d’or » ne s’était révélée aussi sombre ! Dans cette Sarabande « désossée », Bach défie le temps au-delà de l’imagination : il semble s’arrêter. Si la lumière s’était doucement éclipsée jusque là, c’est sur un mode abrupt, cette fois, que la scène s’illumine à l’attaque de la sixième Suite — la musique passe alors du mode mineur au mode majeur, et c’est comme un orgue déployant tous ses registres : la danse exulte, la musique triomphe de la mort.
De Keersmaeker a confié à chacun de ses quatre danseurs une Suite en solo. Dans la cinquième Suite, celle qui atteint le plus haut degré d’abstraction, la danse disparaît en même temps que la lumière s’évanouit. C’est alors en duo, avec son ombre projetée sur le mur, que Queyras entame la fugue de la Sarabande. Dans la Suite conclusive, la lumineuse Sixième, tous les danseurs rejoignent le plateau. Assez tôt, De Keersmaeker a décidé de ne pas s’octroyer de Suite propre, mais de jouer le rôle du « maître de cérémonie » : elle annonce la Suite en représentant son chiffre par la danse. Entre les Suites, aidée d’un danseur, elle recouvre une partie du plan géométrique au sol avec du ruban de couleur. Le silence est bienvenu ici, tout comme l’activité non-dansante — à l’exemple de ces dégustation de grands vins où l’on prend parfois un peu de pain pour se nettoyer le palais. Dans chaque Suite, systématiquement, elle accompagne ses danseurs pendant le mouvement « Allemande ». Elle danse quatre fois – brièvement – toujours la même phrase, qui se colore à chaque tour d’une autre sensibilité, au gré de l’interaction avec l’affect incarné par le danseur qu’elle accompagne. Comme si chaque danseur qu’elle double était un prisme qui diffracte autrement la lumière.
Anne Teresa De Keersmaeker est désormais passée « au-delà de la Section d’or » et se trouve au milieu de sa vie de femme ; la préoccupation de la mort s’en révèle plus insistante. « Je trouve le choix d’un titre toujours très délicat, je ne suis pas très douée pour ça ! J’ai finalement choisi ce fragment de Luther. On le retrouve utilisé dans une cantate de Bach, mais aussi gravé sur la tombe de Pina Bausch. Celle-ci est enterrée dans un très joli coin aux alentours de Gladbeck, en bordure de forêt. C’est là que je l’ai lu pour la première fois. Dans son œuvre à elle aussi, l’imbrication de la mort et de la vie, de la joie et de la mélancolie est un motif récurrent. C’est bien entendu le cas de Café Müller, où la présence de la mort est quasi tangible.
Les gens vont chacun leur vie, mais nous avons tous cela en commun : un jour, mourir. Et tous, nous avons en partage ce ‘savoir’. Cela nous détermine, nous limite et nous donne une sorte de perspective tragique que les animaux ignorent sans doute. Plus encore : la conscience de l’homme s’est développée de telle sorte que nous sommes conscients de notre finitude tout en pouvant nous imaginer l’éternité. Je pense que Bach a parfaitement su capturer cette tension entre la finitude réelle et l’éternité pensée.
De même, sa vie a été littéralement entourée par la mort : il a perdu ses parents à neuf ans et, sur ses vingt enfants, dix sont morts. Sans doute a-t-il composé les Suites pour violoncelle lorsqu’il était maître de chapelle à Köthen, juste après la mort de sa première femme. Il a enchaîné des musiques d’enterrement. Il existe une formidable lettre de Bach où il se plaint que l’air est trop sain, là où il vit, que donc trop peu de gens meurent, raison pour laquelle il n’a pas reçu de primes supplémentaires. Il a gagné sa vie grâce à la mort. »
Jean-Guihen Queyras : « En outre, l’époque à laquelle vivait Bach était placée sous le signe de la mort : Bach est né environ quarante ans après la guerre de Trente Ans (1618–1648) qui a occasionné entre 6 et 12 millions de victimes. Dans certaines régions d’Allemagne, la population a été réduite de moitié, voire plus. Ce fut une expérience traumatique pour l’Allemagne, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs. »
De Keersmaeker : « Mais la présence de la mort dans l’œuvre de Bach n’engendre pas pour autant un climat de dépression ou de malédiction. Dans sa musique, il a réussi à donner forme à la mort — c’est à la fois très concret et très abstrait. C’est cela qu’il a réussi mieux que personne : donner forme à l’abstraction ; et son formalisme est toujours ancré dans l’humain. J’aime la chorégraphie pour la même raison : parce que vous pouvez incarner des idées abstraites. Cette idée d’incarnation… »
Pourquoi l’abstraction vous est-elle si précieuse ?
De Keersmaeker : « Par essence, l’abstraction consiste à enlever. Enlever autant que possible pour qu’il ne subsiste que l’essentiel. Enlever ce qui parasite, enlever l’anecdotique qui réduit chaque interprétation à la simple reconnaissance de situations. Bien sûr, le danger de l’abstraction serait qu’on enlève trop ! Mais j’aime l’abstraction dans la structure et la rhétorique des mouvements. Il y a un beau paradoxe : vous enlevez, mais c’est pour faire de la place : à l’imagination du spectateur, à des lectures divergentes. L’abstraction a une facette généreuse car là où vous ôtez, aussi bien vous offrez. Bon, il n’empêche que c’est toujours de la danse : quel que soit l’intérêt de vos idées abstraites, au bout du compte il faudra quand même les danser, et la danse quant à elle est bien concrète : ce sont des corps qui bougent dans l’espace et le temps. Et ils le font en suivant quelques axes essentiels. L’axe vertical, d’abord : nous nous tenons sur la terre, nous voulons toucher le ciel. C’est fondamental, c’est la logique générée par notre colonne vertébrale. Nous sommes des primates marchant debout. C’est cela qui nous définit, dans notre relation à la terre comme dans celle au transcendant. Cela peut sembler abstrait, mais c’est riche de connotations émotionnelles : tendre vers le haut requiert notre l’énergie. Quand tombons-nous à terre ? Quand nous nous abandonnons, au sommeil, à la mort, quand la conscience nous quitte. L’axe horizontal n’est pas moins important : c’est la dimension sociale, le fait de tendre les bras vers l’autre, le compagnon-danseur. Ces axes sont abstraits, si l’on veut – il s’agit de directions fixées pour les danseurs, pour déterminer leurs évolutions – mais ils sont susceptibles de dimensions émotionnelles ou symboliques. Ce n’est pas obligatoire, mais c’est possible. Et l’on trouve chez Bach une relation similaire entre les lois abstraites et les connotations émotionnelles, notamment dans sa façon d’utiliser l’harmonie. Même dans ses œuvres non-vocales, il a recours à la rhétorique musicale pour créer des axes de tension. »
Donc, malgré son abstraction, cette musique vous apparaît comme narrative ?
De Keersmaeker : « Les circonstances ont fait que Bach n’a jamais été invité à composer un opéra. Mais écoutez ses cantates, la manière dont il a su donner à ces mots une force d’expression maximale grâce à sa maîtrise de la rhétorique musicale. Son approche harmonique, son art mélodique sont entièrement fondés sur les idées du texte. Sa musique transmet des idées sur la vie et la mort, sur la relation des hommes à Dieu. Quand Bach joue avec les mathématiques, et nous savons combien il l’a fait, ce n’est pas simplement un jeu avec les nombres et les proportions. Ce jeu est l’expression d’une image du monde, pour amplifier l’honneur et la gloire du divin. »
Et tout comme Bach, dans ses cantates, raconte une histoire par la musique, vous faites de même dans les Suites pour violoncelle ?
Queyras : « Il ne s’agit pas d’une histoire que l’on pourrait raconter, mais Bach vous fait vivre une série d’émotions et d’expériences très intenses à travers la formalisation. La première Suite commence par un prélude qui évoque le doux clapotis d’un ruisseau — ruisseau : Bach en allemand, le compositeur raffolait de ces jeux de mots. La musique évoque une idylle entre l’homme et la nature. La deuxième suite, en tonalité mineure, est plus introspective et plus mélancolique. Mais cet apaisement est temporaire car la troisième Suite — à nouveau de tonalité majeure — explose de joie de vivre. Vient ensuite la dimension solennelle de la quatrième Suite — solennité de cathédrale. La cinquième, à nouveau en mineur, s’ouvre sur un double prélude, « à la française », qui fait indéniablement songer à une Annonciation. C’est la suite la plus dramatique, elle semble vouloir conjurer le chaos de la guerre de Trente Ans. Ce prélude est aussi la seule fugue de toute la Suite. Dans la Sarabande, Bach pousse à l’extrême l’ambigüité entre harmonie et mélodie. L’harmonie elle-même devient énigmatique, par moments notre perception des modes mineur ou majeur est carrément perturbée. Cette musique est proche de ce que Webern a risqué au XXe siècle : élargir les intervalles, étirer les lignes descendantes et les disperser sur différentes octaves au point de risquer la cohésion d’ensemble et de défier l’écoute. Mais après ce de profundis, Bach vient couronner sa suite avec une glorification quasi extatique de la vie, qui m’évoque l’image des cloches de Pâques sonnant à toute volée. Cette dernière Suite a été composée pour un violoncelle à 5 cordes, si bien que le registre est étendu vers l’aigu et que de nouvelles couleurs plus claires viennent enrichir la palette expressive de l’instrument : soudain, l’univers est dilaté. »
Bach a lui-même intitulé ses suites « Sei suites a violoncello solo senza basso ». N’est-il pas étrange de pointer de la sorte qu’il a composé un solo pour un instrument bas – le violoncelle – senza basso, sans basse ?
Queyras : « Le titre est un peu impertinent, le violoncello n’étant pas en effet un instrument soliste courant, et encore moins à l’époque. Dans la musique baroque, il jouait généralement un rôle d’accompagnement fort modeste, celui de basso, précisément. Il y a donc ici un petit côté frimeur à la Houdini, voire à la Maradonna — je te fais rebondir le ballon deux fois sur le talon, je passe deux défenseurs, et je te conclus par une tête pour l’envoyer droit dans le filet ! Je vous raconte une anecdote très typique sur Bach : il aurait un jour postulé pour un poste d’organiste. Passant l’audition avant lui, un autre candidat s’escrime sur une fugue à deux ou trois voix ; lorsque vient son tour, Bach attaque une fugue à six voix : quatre voix avec les mains, une cinquième sur le pédalier, et la sixième avec une règle coincée entre les dents ! Dans les suites pour violoncelle, on peut entrevoir quelque chose de similaire, quoiqu’un peu plus subtil. Car le violoncelle est non seulement peu soliste d’ordinaire, mais par ailleurs il ne se prête pas du tout à cette sorte de musique polyphonique que Bach a voulu lui consacrer. Les unissons sont difficiles à jouer, les accords doivent être suggérés en les brisant. Au fond, les Suites pour violoncelle de Bach sont un tour de force d’illusionnisme musical : Bach a écrit une ligne monodique qui donne l’illusion d’être polyphonique. C’est particulièrement marquant dans la fugue « à une voix » de la cinquième suite. En réalité, « fugue à une voix » est une contradiction dans les termes, puisqu’une fugue est par définition polyphonique. Et pourtant, il s’en sort avec panache. Il parvient subtilement à intégrer dans la mélodie des notes qui font comprendre l’harmonie implicite ; la ligne de basse n’est pas jouée, mais toujours suggérée. Et notre cerveau y contribue volontiers, car nous sommes ainsi faits : à chaque mélodie que nous entendons, nous supposons une ligne de basse ‘cachée’ qui nous aide à situer la mélodie sur le plan harmonique. »
De Keersmaeker : « Lorsque j’ai entendu cela, j’en ai eu les larmes aux yeux. Je crains d’avoir un faible pour l’ordre caché, pour une base organisatrice invisible. Jean-Guihen a transcrit la ligne de basse cachée des six Suites. Elle a joué un rôle déterminant dans l’élaboration de notre dramaturgie. »
Savons-nous pourquoi Bach a composé ses Suites pour violoncelle ?
Queyras : « Deux traits de caractère pourraient expliquer pourquoi il s’est imposé cette tâche. D’après ce que nous savons, personne ne lui a commandé ces Suites pour violoncelle, on ne leur connaît pas de commanditaire. Elles proviennent du seul désir de Bach. J’ai évoqué à l’instant son goût pour le défi, pour montrer ce dont il était capable. Mais plus importante encore était sa délectation à créer quelque chose de grandiose à partir d’un matériau limité : plus limité le matériau, plus haut le mérite. Imaginez un homme qui trouve un caillou et se demande : comment vais-je construire un gigantesque château avec ça ? Et c’est certainement le cas de ses fugues : le point de départ est toujours simple, parfois même banal. Bach n’a pas inventé la fugue, mais entre ses mains elle a explosé pour devenir une forme d’une complexité et d’une originalité jamais vues. Idem pour les Suites pour violoncelle : comment puis-je écrire pendant deux heures une musique fascinante pour un instrument ordinairement tenu pour rigide ? Son écriture palpite de plaisir pour cette mission impossible. »
Ce qui est curieux, c’est qu’on ne ressent jamais les limites, car Bach est capable de créer un effet de facilité et de complète liberté dans un contexte où règne la contrainte.
Queyras : « Oui, et c’est presque indescriptible. En tant qu’interprète, il vous laisse danser dans la musique comme si toute pesanteur était abolie. En organisant un flux où il conjoint harmonie et mélodie de manière parfaite. Je crois que le plus révélateur, c’est comment moi je vis les Suites pendant que je les joue : en tant qu’interprète, j’ai la sensation de voyager dans la conscience de différents personnages auxquels je donne tour à tour la parole, tout en restant le narrateur de l’histoire. Cela donne un one-man-show à plusieurs personnages. C’est incroyable, vous savez, tout ce qui traverse votre tête pendant que vous jouez cela… Et cela ne signifie pas que vous êtes distrait. La concentration sur la musique vient simplement activer certaines parties de votre cerveau qui n’ont rien à voir avec la musique. Comme si votre conscience, ou votre inconscient, se divisait en plusieurs voix différentes : des souvenirs de jeunesse, des sensations du passé, ou la perception très précise de détails dans l’ici et maintenant. La musique révèle votre propre polyphonie, nous sommes toujours la somme de plusieurs je. »
De Keersmaeker : « C’est exactement pareil quand on danse. Une conscience fluide : vous déplacez constamment votre attention. Une fois que vous avez relié votre petit doigt à un détail dans la musique, vous dansez à partir des reins ; ou encore, vous regardez par la fenêtre et voyez quelque chose au loin, et cette ligne entre votre regard et ce point, vous la prolongez dans le mouvement suivant, un souvenir du passé surgit et vous l’emmenez dans votre danse. Même quand vous dansez seul, vous n’êtes jamais seul. Je m’étonne toujours de cet étrange état de vigilance incontrôlée : je pense à mon talon, je sens comment je pose le talon, je me souviens de ma mère, ou de la première fois que j’ai dansé Fase. Sans contradiction, vous respirez dans le présent et dans le passé. C’est aussi une forme d’incarnation : vous dansez le passé car il est ‘présent’ dans l’aujourd’hui. »
Créer une chorégraphie sur les Suites pour violoncelle, était-ce aussi mission impossible ?
De Keersmaeker : « Pour les chorégraphes, la musique de Bach est toujours à la fois une invitation et un défi. C’est une musique particulièrement dansante – surtout les suites, dont certaines parties font référence aux danses de cour – mais elle est peut aussi se révéler infiniment abstraite et complexe. La première chose que Jean-Guihen et moi avons fait ensemble, c’était une analyse approfondie de la partition. Cette analyse harmonique a contribué à donner forme à toute la dramaturgie. »
Bien que la musique et la danse soient intimement liées, la chorégraphie nécessite toujours une traduction. Comment avez-vous abordé cela ?
De Keersmaeker : « Si la musique de Bach est extrêmement structurée, elle n’est jamais systématique. Il utilise des règles de jeu qu’il élargit et brise à chaque fois. Dans la chorégraphie aussi, vous avez besoin de règles de jeu pour pouvoir jouer. La traduction du musical en paramètres physiques et spatiaux est aussi cela : la définition de règles de jeu. Tout comme les modes mineur et majeur, ou une mélodie montante-ascendante, suscitent des qualités émotionnelles, on peut aussi bien associer des qualités émotionnelles au mouvement. J’ai associé le mode majeur aux mouvements d’avancée, le mineur aux mouvements de recul. Ce recul, on peut alors le rattacher au passé, ou à l’introspection. Ce n’est pas que cette clé soit nécessaire au spectateur pour décoder la danse, mais elle stimule l’imagination : celle-ci peut être strictement mathématique ou géométrique, ou encore émotionnelle, peu importe. Il existe encore d’autres manières d’aborder la tension entre mineur et majeur, essentielle pour Bach. Un mouvement en majeur s’ouvre physiquement, en mineur il se referme. Et puis le casting pour chaque suite est évidemment déterminant : chaque danseur a par nature un affect dominant, que j’ai tenté d’amplifier pour qu’il corresponde à l’affect dominant dans la musique. De même, les différentes parties de la suite, les danses, ont leur propres lois : la danse dans les Courantes commence par une course, les Gigues évoquent une sorte de danse des fous, à la fois comique et virtuose, un peu comme dans les river dances irlandaises. Franchement, je trouve que c’est un spectacle très puissant, ces danseurs qui font tous la même chose, cette force et la maîtrise, l’énergie qui s’en dégagent.
En créant le matériau des Allemandes, nous nous sommes basés sur un système inspiré de Trisha Brown : je ‘lance’ un mouvement dans le groupe, et les danseurs doivent aussitôt le ‘capter’ et le refaire de mémoire. Chaque danseur voit ou sélectionne des détails différents, si bien qu’on a un même mouvement, mais qui est passé par quatre filtres différents au travers de la personnalité physique du danseur. Vous embrassez le ‘bourdonnement de l’humanité’ et l’utilisez pour obtenir un effet combiné d’homogénéité et de diversité. Par la suite, ce matériau est fixé, de sorte que le même ensemble de mouvements peut devenir porteur d’affects très différents.
Les mouvements deviennent également polyphoniques si on les considère par strates différentes. Le schéma des pas se déroule par exemple sur la ‘ligne de basse’ (harmonique) cachée, on pourrait dire que c’est la ligne portante. Là-dessus s’ajoute alors une ligne de chant plus rapide, avec des schémas rythmiques reconnaissables qui enchaînent avec des schémas de danse plus rapides présents dans la musique.
Dans les Sarabandes, j’utilise un autre système. Là, l’orientation du danseur en fonction des axes spatiaux est couplée à la structure harmonique, et plus précisément au cycle des quintes : le sol renvoie à la terre, le do au ciel, etc. Eh oui, c’est le genre de traductions et de règles de jeu dont on a besoin pour ne pas faire n’importe quoi. Dès qu’on a des règles de jeu, on peut se mettre à jouer. »
Est-il important que le spectateur connaisse ces règles de jeu ?
De Keersmaeker : « Bien sûr que non, ce n’est peut-être même pas souhaitable. Mais il discernera une précision qui n’est possible que si les règles de jeu ont été fixées. Et puis, cela aide aussi le danseur, pour donner consistance et direction à sa performance. À ce niveau, le plan géométrique au sol est très important lui aussi. Il est d’ailleurs toujours le même, depuis Vortex Temporum. Je l’ai également employé pour Rilke et Così fan tutte : une spirale s’ouvrant dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre et des pentagrammes qui s’élargissent.
Le fait de le ‘scotcher’ avec du ruban a pris la fonction d’un refrain entre les suites. Autrefois, le plan au sol demeurait souvent implicite, ou invisible. À présent, nous montrons nos outils ! Le fait de montrer cela rend le spectacle plus dépouillé. »
Vous choisissez de danser dans un décor vide, sans amplification, et si possible dans la lumière naturelle.
De Keersmaeker : « Je pense qu’une des ambitions de ce spectacle est de montrer le potentiel humain avec un minimum d’effets ajoutés ou d’emballage. Pas d’exhausteurs de goût ! On peut dire que c’est l’absolu contraire de Tomorrowland. Tout reste minimal, c’est une célébration du dépouillement. Il se peut que mon travail en devienne assez… anachronique. On en parlera peut-être comme d’un Yesterdayland (rires), mais lancé vers l’avenir, je l’espère. »
Anachronique, intempestif, et pour cela même peut-être très contemporain. Vous défendez des valeurs qui sont effectivement à l’opposé de celles de Tomorrowland. C’est presque politique.
De Keersmaeker : « Je n’ai pas l’intention que ce soit pontifiant ou moralisateur. Je ne trouve pas ça beau en général, voilà, je trouve que le dépouillement est beaucoup plus beau. J’aime mieux manger un bol de riz nature qu’un riz arrosé de sauces. Je ne supporte plus le brol. Car on n’en a pas besoin. Peut-être s’agit-il aussi de mon penchant pour l’abstraction, où l’on vise à dégager l’essentiel. Je crois que l’être humain, même à une époque comme celle-ci — et précisément à une époque comme celle-ci — est capable de beaucoup de choses : de douceur, de profondeur et de concentration. Capable aussi d’attention, denrée de plus en plus rare. Sans attention, il n’y a pas d’amour. Car d’après Jean-Guihen, c’est aussi de cela qu’il s’agit dans la dernière suite de Bach : la célébration de l’amour universel. Je veux y croire. »
[1] Tomorrowland est un festival de musique électronique qui se déroule à Boom en Belgique. Il est célèbre pour ses décors fantasmagoriques ostentatoires.