Sur le plan de travail, dans le désordre : les partitions des six Suites pour violoncelle de Bach, des croquis géométriques multicolores, des ouvrages sur Leibniz, Newton, la physique, l’astrologie, Bach et l’alchimie. Cinq danseurs et un violoncelliste, l’instrument calé entre les genoux, sont réunis autour de la table. Dans les studios de Rosas à Forest, Anne Teresa De Keersmaeker et ses danseurs préparent un nouveau spectacle avec Jean-Guihen Queyras, unanimement reconnu comme l’un des meilleurs violoncellistes d’aujourd’hui. Tout en leur jouant l’Allemande de la première Suite, Jean-Guihen décortique pour les danseurs la structure harmonique et rhétorique du morceau. Chacun annote scrupuleusement sa partition.
« Je suis vraiment honorée, très reconnaissante à Jean-Guihen de nous avoir réservé toute cette période de travail, malgré un calendrier de concerts très chargé », nous confiera un peu plus tard Anne Teresa De Keersmaeker, lors d’un entretien dans son bureau. « Mais c’est moi qui ai tant à apprendre de vous ! », réplique Queyras.
Comment est née l’idée de travailler ensemble sur un nouveau spectacle ?
Jean-Guihen Queyras : Je dois avouer que je n’y connais rien en danse ! Des amis ont bien essayé de m’initier, m’ont invité à tel ou tel spectacle — mais j’étais rarement convaincu. Sans doute manquais-je de culture chorégraphique mais, par dessus tout, je ne rencontrais pas de lien satisfaisant entre musique et danse. Jusqu’à ce que le compositeur et organiste Bernard Foccroulle me conseille, il y a quelques années, de me pencher d’un peu plus près sur le travail d’Anne Teresa. J’avais déjà assisté à quelques spectacles, Achterland par exemple, conçu sur la musique de Ligeti…
Anne Teresa De Keersmaeker : … et d’Ysaÿe. Une association inhabituelle.
JGQ : … mais je n’aurais même jamais osé rêver de travailler avec quelqu’un comme elle ! J’ai tout de suite repéré que sa pensée est très proche de celle d’un compositeur. Elle va à la source, au cœur même du matériau musical, et c’est de ce cœur qu’elle fait jaillir la chorégraphie.
ATDK : C’est Bernard Foccroulle qui a machiné notre rencontre, en effet, en me recommandant d’assister à un concert de Jean-Guihen à Bozar.
JGQ : Quant à moi, je suis allé voir peu après Work/Travail/Arbeid au Wiels.
ATDK : Et c’est là que nous avons pour la première fois parlé concrètement d’un projet de collaboration.
JGQ : J’ai immédiatement senti chez toi le désir de t’attaquer au monde de Bach.
ATDK : Ah, mais ce n’est pas la première fois que je travaille sur Bach ! Il était déjà au centre de Toccata, de Zeitung, de Partita 2. La musique, l’ancienne comme la nouvelle, a toujours occupé une place centrale dans mon travail ; j’ai également travaillé sur Monteverdi et Mozart — leur musique vocale, principalement. Così fan tutte, que j’ai récemment mis en scène à l‘Opéra de Paris, a été une expérience capitale pour moi. Néanmoins, je réserve à Bach une place tout à fait particulière. J’aborde toujours sa musique avec modestie, voire une certaine angoisse. Aucun autre compositeur ne délivre cette sensation d’une parfaite rencontre entre abstraction et incarnation. Il humanise le divin et divinise l’humain. C’est un moment d’exception dans l’histoire de la musique, dans l’histoire de l’humanité.
Quel intérêt présente sa musique pour les danseurs ?
ATDK : La musique de Bach s’appuie sur la complexité structurelle, tout en restant ancrée dans le mouvement et la danse. Jean-Guihen m’a en outre démontré l’importance de l’harmonie tonale à l’œuvre dans sa musique Bach — les jeux de relation entre les tonalités, entre les accords, entre le mode mineur et le mode majeur. C’est par ce biais que Bach parvient à l’unité dans ses compositions de grande envergure. J’ai le sentiment de m’en être trop peu préoccupée lors de mes précédentes approches de Bach.
JGQ : Tu t’inspires beaucoup des musiciens avec qui tu travailles. Oui, j’ai le sentiment de t’avoir transmis mon obsession : la question du développement harmonique chez Bach. Quand je joue les Suites, c’est ce développement qui me guide. Pendant les répétitions, je vous ai indiqué, à toi et aux danseurs, qu’une basse continue « invisible » courait sous la mélodie des Suites pour violoncelle, en dépit de leur écriture évidemment monodique — et tu m’as immédiatement sommé de noter avec précision cette voix virtuelle !
ATDK : Il y a quelques années, j’avais déjà travaillé avec Amandine Beyer sur une ligne de basse sous-entendue, celle de la Chaconne de la deuxième Partita pour violon. Je m’étais alors donné pour mot d’ordre « My walking is my dancing » — comme je marche, je danse. (Elle se lève et marche dans la pièce.) Marcher est le geste le plus simple, celui qui me déplace dans l’espace et articule mon temps. Dans Partita 2, nous marchions littéralement la ligne de basse virtuelle. Ce mouvement de base, pensé en deux dimensions, je cherche aujourd’hui à le projeter dans un espace tridimensionnel : nous travaillons sur un axe horizontal et un axe vertical.
Comment cela se traduit-il concrètement ?
ATDK : La verticalité de la colonne vertébrale est typique de la posture humaine. Les animaux ont une posture horizontale, généralement sur quatre pattes. Chez l’homme, l’axe horizontal est l’axe social, selon lequel on accueille l’autre en lui ouvrant les bras ou en le repoussant. L’axe vertical est l’axe spirituel, le lien avec le sacré : il met en rapport le ciel et la terre. Les répétitions sur les Suites pour violoncelle constituent pour moi une nouvelle recherche : comment transposer dans le corps la structure harmonique de la musique ? Dans Così fan tutte, nous avions systématiquement associé des modulations harmoniques ou des passages mineur/majeur à des mouvements d’avancée ou de recul, des gestes ascendants ou descendants, des énergies centrifuges ou centripètes. Il y a beaucoup à apprendre du langage corporel : une colonne vertébrale verticale éveille un affect d’ouverture positif tandis qu’une colonne vertébrale pliée génère une humeur fermée et mélancolique. Sais-tu, Jean-Guihen, quand la colonne vertébrale est le plus parfaitement disposée à l’horizontale ?
JGQ : Pour dormir ? Ou faire autre chose ? (rires)
ATDK : Pour mourir. C’est une question d’abandon, de relation entre le passif et l’actif, entre le Yin et le Yang de la pensée chinoise. Bach est un protestant luthérien : la relation à la mort n’est pas seulement au cœur de ses cantates mais, tout bien pesé, au centre de toute son œuvre. « Mitten wir im Leben sind / Mit dem Tod umfangen » [au cœur de la vie, nous sommes entourés par la mort] affirme un extrait d’un hymne médiéval traduit du latin par Luther et que l’on retrouve sur la pierre tombale de Pina Bausch.
Et sur votre table de travail dans le studio, on trouve Newton et Leibniz…
ATDK : Newton a formulé les lois de la gravitation. Leibniz, lui, s’intéressait à la philosophie naturelle chinoise, telle qu’elle s’exprime dans les commentaires du Yi Jing, « le Livre des Changements ». J’imagine ces deux penseurs comme en mouvement contraire sur l’axe vertical : chez Leibniz, c’est l’arrachement à la terre et à la gravité — c’est la lévitation ! Ces deux figures ont fixé le cadre intellectuel de la période où travaillait Bach. Je me laisse inspirer par toutes ces choses lorsque je travaille, et c’est au fond ma cuisine interne, que je ne veux pas trop dévoiler…
JGQ : Ah non ! Là, je voudrais précisément en savoir plus !
ATDK : Je lie ça aux lois fondamentales de la nature. Chorégraphier, c’est organiser le mouvement dans le temps et l’espace selon toutes sortes de variations d’intensité, OK ? Et j’étudie les lois de la nature pour y puiser des figures, des structures et des processus chorégraphiquement inspirants. Ces lois sont extrêmement concrètes, d’une part, mais elles reflètent aussi un ordre supérieur. En outre, je ne cache pas ma fascination pour les anciennes formes de la sagesse, avant que n’opère la dissociation entre science, art et philosophie. L’étonnement, l’émerveillement étaient premiers, c’était ça le moteur pour tenter de comprendre qui nous sommes, d’où nous venons, ce qui est digne de demeurer, et ainsi de suite.
N’est-ce pas un défi un peu risqué de tenir un spectacle de deux heures avec, pour seule musique, des œuvres jouées en solo ?
ATDK : Le violoncelle, instrument essentiellement monophonique, se caractérise par une certaine « pauvreté de moyens ». Il est intéressant de voir comment Bach maximise les possibilités de l’instrument et les pousse à leur limite.
JGQ : Exactement : il transfigure de façon géniale un handicap en atout. Chez Bach, la réalité physique de l’instrument et du musicien qui en joue est tout aussi importante que le plan d’abstraction de la composition. Il combine parfaitement l’esprit — la force du concept — à la matière. Bach était particulièrement conscient, par exemple, des conséquences de l’ajout d’un accord de trois ou quatre sons sur la matière sonore et par conséquent sur le déroulé du temps. Car, contrairement au piano, il n’est pas possibble de jouer ces accords simultanément sur le violoncelle ; on ne peut les jouer que l’un après l’autre.
Les titres des mouvements des suites renvoient aux danses baroques. Cela a-t-il joué un rôle dans vos choix chorégraphiques ?
ATDK : J’ai jadis étudié les caractères des danses baroques, par exemple pour la cinquième Suite française dans Toccata. Elles ne sont qu’un fil parmi d’autres dans la texture chorégraphique des Suites pour violoncelle, mais elles n’en sont pas absentes : nous lions les Courantes à l’idée de course, les Allemandes à la fluidité du rubato, les Sarabandes à la majesté, les Gigues à l’énergie, etc.
JGQ : Remarquez qu’il est impossible d’adapter strictement les règles de la danse baroque aux Suites pour violoncelle. Bach utilise certes les codes de base pour nourrir sa rhétorique — mais ces pièces s’évadent totalement du monde de la musique de danse. Je vous mets au défi de danser une quelconque allemande baroque sur l’Allemande de la sixième Suite ! Bach transcende tout cela.
La collaboration avec les danseurs influence-t-elle votre travail de violoncelliste ?
JGQ : J’ai été invité la semaine passée à interpréter en concert les Suites pour violoncelle — données sans danse, donc. Pendant que je jouais, je pensais aux danseurs, à ce que pouvait signifier pour eux tel changement harmonique, tel silence, telle tension. C’est absolument crucial de se retrouver ensemble en studio pour en discuter.
ATDK : Il y a une influence mutuelle, c’est certain. En outre, chaque danseur nourrit le processus de travail de sa personnalité propre : je travaille ici avec quatre danseurs qui m’ont récemment accompagnée dans certains projets-clés de mon parcours, comme Vortex Temporum ou Così fan tutte. Chacun sera la figure centrale de l’une des Suites. Je comparerais notre collaboration à un cercle qui ne se referme jamais, autrement dit à une spirale. Nous revenons sans cesse au début, et nous déplaçons sans cesse vers ailleurs.