Quelques semaines après l’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche, plusieurs de ses décisions touchent déjà le milieu musical. Par ailleurs, des artistes étrangers, à commencer par le violoniste allemand Christian Tetzlaff, ont décidé de ne plus jouer aux États-Unis. Ces résolutions vont avoir des conséquences directes sur l’offre de concerts au Québec et au Canada.
La nouvelle est, dans un premier temps, passée sous le radar, car l’entrevue du violoniste Christian Tetzlaff est parue dans le New York Times le 28 février, jour de la rencontre entre Trump et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky.
« J’ai l’impression de regarder un film d’horreur quand j’étais enfant », disait Tetzlaff. Citant les développements politiques sous la présidence Trump, notamment le rapprochement avec la Russie et l’attitude vis-à-vis des personnes transgenres, Tetzlaff disait : « Je ressens une profonde colère. Je ne peux pas simplement aller faire une tournée de beaux concerts. » En annulant sa tournée, dont un passage à Carnegie Hall, Tetzlaff espérait lancer un débat. Il a déclenché un mouvement.
Deux options
La brillante pianiste Schaghajegh Nosrati, émule d’András Schiff, a annoncé sur Facebook il y a trois jours l’annulation de sa tournée à l’automne 2025 en concluant : « Bien sûr, il faut faire la distinction entre le gouvernement et le peuple. Je connais tant d’Américains brillants et à l’esprit libéral qui souffrent horriblement du gouvernement actuel. Mais le fait qu’un criminel comme Trump ait été élu démocratiquement par une majorité pour la deuxième fois est une triste réalité à laquelle nous devons faire face. […] Annuler mes concerts ne changera rien sur le plan politique, mais cela semble être une étape nécessaire à une époque où une critique claire est requise de la part de toutes les personnalités publiques. »
Le violoncelliste français né à Montréal Jean-Guihen Queyras a choisi une autre position. « Après la forte décision de Christian Tetzlaff, j’ai réfléchi à mes cinq concerts aux États-Unis en 2025. J’ai décidé d’honorer ces engagements et d’en reverser tous mes cachets à la fondation du président Zelensky, United24. Considérant l’extrême urgence des besoins du peuple ukrainien, j’ai avancé ces fonds avec effet immédiat. »
Alors qu’au pays l’autrice canadienne Louise Penny a convaincu son éditeur américain de lancer, en octobre 2025, son prochain livre, The Black Wolf, à Ottawa plutôt qu’à Washington, la question des musiciens européens (ou asiatiques) qui commencent à boycotter les États-Unis pourrait avoir de sérieuses conséquences sur la programmation de nos concerts. Les lourds frais de voyage transatlantiques sont partagés. Par exemple, une tournée entre deux villes canadiennes et quatre villes américaines rend possible de voir tel ou tel artiste ou groupe à Montréal. Si les quatre concerts aux États-Unis sautent, il ne se trouvera pas forcément quatre présentateurs canadiens, et les frais jadis répartis entre six ne peuvent être absorbés par deux seuls présentateurs.
Influences
À cela s’ajoute une attaque frontale du contenu culturel aux États-Unis. Parmi les innombrables décrets présidentiels, il y a celui qui a propulsé Donald Trump le 12 février à la présidence du conseil d’administration du Kennedy Center, en quelque sorte la « Place des Arts » de Washington.
Depuis sa création en 1971, l’institution était non partisane et son conseil d’administration était équilibré. Les démissions se sont enchaînées depuis, des personnalités du monde artistique étant remplacées, entre autres, par la femme de J.D. Vance, la cheffe du personnel de la Maison-Blanche et sa mère, ainsi que deux présentatrices de Fox News, Laura Ingraham et Maria Bartiromo. Les médias sont à l’affût des spectacles supprimés et ajoutés. NBC a publié le samedi 8 mars une liste des spectacles qui ont été annulés dans les derniers mois.
Il y a déjà une polémique autour de l’annulation récente du Gay Men’s Chorus, qui se produit régulièrement au Kennedy Center. L’ancien conseiller de Trump Steve Bannon a quant à lui prétendu il y a deux semaines que le « J6 Prison Choir », composé d’hommes enfermés après l’insurrection du 6 janvier 2020, y chanterait. « Il ne s’agit pas d’un événement confirmé », a déclaré au Los Angeles Times un porte-parole du Kennedy Center.
Le front de San Francisco
Mais la diversité est dans le collimateur du gouvernement Trump, avec une conséquence aussi violente que rapide et inattendue. Le vendredi 7 mars, l’Orchestre symphonique de San Francisco et le Conservatoire de musique de San Francisco suspendaient leur Emerging Black Composers Project, une initiative sur 10 ans lancée en novembre 2024 pour promouvoir les jeunes compositeurs afro-américains. Ces institutions se sont pliées à « une note de service du Bureau des droits civils du ministère américain de l’Éducation qui, en date du 28 février, demandait aux écoles d’éliminer [les efforts en matière de diversité] sous peine de perdre le financement fédéral ».
C’est là un cataclysme à de nombreux titres. Le projet donnait la chance de rétablir une erreur historique d’« aiguillage » de la musique américaine (voir notre article « Musique classique et opportunisme bien tempéré », publié le 31 décembre 2022). Il y a aussi la rapidité du renoncement et, surtout, la nature de l’institution qui montre le signe du renoncement. Aux portes de la Silicon Valley, nourrie par les mains les plus riches du monde, le Conservatoire de San Francisco a, après la COVID-19, commencé à tisser une toile d’araignée sur le monde musical (voir notre article « La mini-révolution du Conservatoire de San Francisco », publié le 3 septembre 2022). Au profit de quelles valeurs, et sous quelles contraintes désormais ?
Jusqu’où va aller l’emprise du politique sur le culturel ? À chacun ses paris. La question « Des appels vont-ils émaner de la Maison-Blanche pour suggérer fortement à certaines institutions de réengager la poignée d’ambassadeurs artistiques — Gergiev, Netrebko, Abdrazakov, Matsuev — chers au maître du Kremlin ? » doit-elle être précédée de « Est-ce que » ou de « Quand » ?