Danseurs et musicien offrent un chef-d’œuvre autant émotionnel qu’intellectuel.
Au milieu de la vie, nous appartenons à la mort : connue notamment par un texte de Luther mais beaucoup plus ancienne, la phrase choisie par Anne Teresa De Keersmaeker en épigraphe de son spectacle sur les Suites de Bach n’est pas à prendre comme un appel un peu prosaïque au tragique – d’autant que la fin de la phrase est laissée en suspens, comme si la mort l’intéressait moins que ce milieu de la vie qui est le moment de toutes les forces et de toutes les fragilités. Créé en 2017 à la Ruhrtriennale, le spectacle est présenté à Luxembourg pour deux soirées sur la scène du Grand Théâtre ; les spectateurs ne sont pas dans la salle, mais répartis sur des gradins placés sur l’arrière-scène du théâtre – il s’en dégage à la fois une intimité qui rapproche spectateurs et danseurs et une généreuse sensation d’espace, la scène paraissant naturellement plus grande de tout près. La grande hauteur de la cage de scène nue et la mécanique apparente ne peuvent que faire penser aux dimensions des bâtiments industriels de la Ruhr.
Le principe du spectacle est d’une absolue simplicité : Jean-Guihen Queyras joue, l’une après l’autre, dans l’ordre numérique, les six suites pour violoncelle de Bach, avec une ampleur dans le geste et une chaleur dans l’expression qui semble ouvrir des espaces infinis à la danse, mais aussi avec quelques coupures. Il est placé pour chaque suite à un endroit différent de la scène, et parfois de dos ; les quatre danseurs de la compagnie Rosas et la chorégraphe elle-même dansent autour de lui, sans chercher des interactions plus concrètes qu’un regard fugitif.
De Keersmaeker adopte pour les quatre premières suites un dispositif à la fois simple et rigoureux : chacune d’elle est confiée à l’un des quatre danseurs ; le prélude de chaque suite est dansé en solo, puis le danseur est rejoint par Anne Teresa Qe Keersmaeker pour l’Allemande, les autres mouvements étant à nouveau dansés en solo. On ne peut que voir dans ce dispositif rigoureux une série de portraits où la relation du danseur à sa chorégraphe joue un rôle que De Keersmaeker elle-même ne veut pas exagérer – cette relation est plus celle d’un compagnonnage, qui ne passe pas par le dialogue ni par l’imitation. Très peu de contacts physiques, plutôt un esprit commun né de la musique et interprété par chacun à sa façon ; pour la seule quatrième suite, la relation avec la remarquable Marie Goudot prend plus nettement la forme d’une transmission, et De Keersmaeker revient à la fin de la suite pour un nouveau duo : le féminisme de ses premières pièces est toujours là, sous-jacent. Seules les deux dernières suites sont donc collectives : on y retrouve des figures familières de l’art de Keersmaeker, la course, la marche, le saut (les grands artistes n’ont pas à faire toujours du nouveau : ce qui fait leur force, c’est qu’ils disent l’essentiel).
Ce n’est pas la première fois que Keersmaeker danse Bach, et ce n’est pas la dernière – la saison prochaine verra la création d’un spectacle sur les Concertos brandebourgeois – le caractère formel, la répétition, l’abstraction l’intéressent plus que la structure narrative des oratorios auxquels s’est attaché John Neumeier. La géométrie mystérieuse des cercles de craie et des scotch de couleur au sol rend visible cette abstraction : une régularité, certes, une rigueur, mais que dit-elle ?
Quelques spectateurs ont quitté la salle pendant le spectacle : étaient-ce des mélomanes dérangés par la danse ou des amateurs de danse qui n’avaient pas l’habitude de l’écoute exigeante que le spectacle exige ? La chorégraphie elle-même fait de l’écoute un enjeu essentiel : on voit ainsi, pendant les Courantes des quatre premières suites, les danseurs au repos écoutant la musique : c’est bien plus qu’une pause, c’est la mise en scène de l’écoute, de l’attention, et aussi de cette relation qui nous attache à l’irremplaçable interprète, là, devant nous. Les danseurs face à eux-mêmes, les danseurs à l’écoute, les regards de Queyras, le lien invisible entre les danseurs et la chorégraphe : ce n’est un paradoxe que pour les amateurs de sentiments prêts à porter. Cette abstraction, ce dépouillement, sont profondément émouvants parce que profondément humains. Rarement un spectacle nous a porté, sans heurts, avec une telle qualité constante de l’émotion, une émotion sourde, chaleureuse, impalpable dans ses origines et dans ce qui la nourrit tout au long de deux heures d’enchantement.
Photos © Anne van Aerschot (représentations de la Ruhrtriennale).