Henri Dutilleux (1916-2013) : Métaboles ; Tout un monde lointain… pour violoncelle et orchestre ; Symphonie n° 1. Jean-Guihen Queyras, violoncelle ; Luxembourg Philharmonic, direction Gustavo Gimeno. 2019/22/23. Notice en français, en anglais et en allemand. 78’ 34’’. Harmonia Mundi HMM 902715.

La grande diversité du répertoire du violoncelliste français Jean-Guihen Queyras (°1967) s’étend de Bach aux pages romantiques et au XXe siècle, mais aussi aux pages les plus contemporaines. Il a notamment créé des concertos d’Amy, Fedele, Mantovani ou Schoeller. Au début de notre millénaire, il gravait, avec l’Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine, sous la direction de Hans Graf (Arte Nova/Sony, 2002), la fascinante partition de Henri Dutilleux, Tout un monde lointain…, composée entre 1967 et 1970. Une vingtaine d’années plus tard, il en propose une nouvelle version, enrichie de sa multiple aventure musicale. Le résultat est une réussite en termes d’architecture et de vision.

 

Mstislav Rostropovitch en a assuré la création en juillet 1970 au Festival d’Aix-en-Provence, et en a laissé un enregistrement mémorable, avec l’Orchestre de Paris mené par Serge Baudo (réédition Warner, 2015). Une citation de Baudelaire figure en exergue de chacun des cinq mouvements et suggère une démarche poétique que l’interprète peut s’accaparer au gré de sa sensibilité. On a évoqué avec raison à cet égard la possibilité d’une osmose entre lyrisme et virtuosité, capable de mettre en évidence tout un monde imaginaire. Queyras réalise avec bonheur cette combinaison en lui conférant une profondeur au sein de laquelle l’étrangeté, le mystère, les effets de miroirs et l’intensité se partagent le parcours. Cela se traduit par un équilibre global très travaillé, mais aussi très investi sur le plan émotionnel, illustrant l’ineffabilité des Fleurs du mal. Dès l’Énigme initiale, on est happé par une densité que le Regard nimbe d’une imagination sous tension, avant des Houles aux véhémentes palettes de couleurs. Les Miroirs déploient leur fragile climat extatique, offrant à l’Hymne conclusif sa part de folie avant de retourner au silence. La partition a été bien mise en valeur sur le plan discographique ; on citera notamment Marc Coppey avec Pascal Rophé et l’Orchestre Philharmonique de Liège, pas encore royal (Aeon, 2008, album précieux qui contient un entretien avec Dutilleux), Emmanuelle Bertrand avec James Gaffigan et l’Orchestre symphonique de Lucerne (Harmonia Mundi, 2015) ou, plus récemment, Victor Julien-Laferrière avec David Robertson et l’Orchestre national de France (Alpha, 2023). Chaque version ayant ses indiscutables qualités, on placera parmi les gravures de premier plan celle de Queyras ; le partenariat de Gustavo Gimeno et du Luxembourg Philharmonic souligne avec clarté le raffinement d’une orchestration des plus imaginatives.

Tout comme il y a vingt ans chez Arte Nova, la Symphonie n° 1 vient s’ajouter au programme. Cette page de 1951, qui a fait connaître Dutilleux sur le plan international, vit intensément, avec piano et percussions, traçant au cours de ses quatre mouvements, de la Passacaille au Finale con variazioni, un univers insolite où voisinent la violence, le mystère, le rêve, les explosions orchestrales, avant le silence. L’interprétation de la phalange du Grand-Duché est remarquable d’intensité et de caractère. Elle rejoint les références françaises de Jean Martinon, Pierre Dervaux, Jean-Claude Casadesus ou Serge Baudo.

Les Métaboles ouvrent l’affiche. Cette commande pour les 40 ans de l’Orchestre de Cleveland a été créée par George Szell en 1965 et se présente comme un concerto pour orchestre. Charles Munch en a livré une version étincelante pour Erato en 1966, qui demeure, à notre avis, inégalée. Daniel Barenboim, Jean-Claude Casadesus ou Michel Plasson ont servi, avec éclat, cette œuvre dont le titre évoque la transformation du thème de chaque mouvement (au nombre de cinq qui s’enchaînent) dans celui qui le suit. Ici aussi, Gimeno et ses forces luxembourgeoises trouvent les accents justes pour animer toute la symbolique qui se trouve au cœur de cette musique inspirée.

Les enregistrements ont été effectués dans le Grand Auditorium de la Philharmonie de Luxembourg en trois sessions : juillet 2019 pour les Métaboles, février 2022 pour la Symphonie n° 1 et avril 2023 pour Tout un monde lointain… Cet hommage à Dutilleux semble avoir été porté, à chaque fois, par le même esprit de cohésion et d’équilibre, la phalange grand-ducale confirmant qu’elle a atteint, sous la baguette de son chef espagnol, la pleine maturité d’une collaboration fructueuse qui comptabilisera ses dix ans en 2025.

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 10    Interprétation : 10

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