A wealth of experience
The fruit of a long-standing collaboration between Jean-Guihen Queyras and choreographer Anne Teresa de Keersmaeker (whose acclaimed production Mitten wir im Leben sind has had over 100 performances worldwide and was filmed in 4K for the enclosed Blu-ray disc), this new recording of Bach’s Cello Suites arrives 17 years after his first reading that quickly set the standard. Profoundly influenced by his close connection to dance, the cellist has drawn fresh inspiration from the source. Today, he is ready to offer his latest look at the iconic cycle.
PAS DE DEUX
Dialogue entre Anne Teresa De Keersmaeker et Jean-Guihen Queyras à propos de leur spectacle Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten(2017) et du nouvel enregistrement des Suites pour violoncelle de Bach qui en a découlé.
Jean-Guihen Queyras : L’une des particularités de ce coffret est de mettre en regard deux interprétations contrastées des Suites : celle du film, résultat de notre collaboration et imprégnée de la présence des danseurs autour de moi ; et celle de l’enregistrement en studio, très différente, enregistrée 18 mois plus tard et empreinte d’une ouverture vers de nouveaux horizons.
Anne Teresa De Keersmaeker : Si l’on reprend depuis le début, je présume que cette musique, ces six Suites pour violoncelle, sont une sorte de point de repère, de jalon dans la carrière de tout violoncelliste, et que tu les as étudiées et jouées durant tes études. Je me pose une question : quelle a été la première version que tu as entendue ? Pablo Casals ? Paul Tortelier ?
J.-G. Q. : Ça a tout d’abord été Casals, puis très vite est venu Anner Bylsma.
A.T.D.K. : Et un peu plus tard ton premier enregistrement, pour harmonia mundi déjà…
J.-G. Q. : C’était en 2007. Je les avais déjà énormément jouées en concert. Le dernier jour d’enregistrement a eu lieu la veille de mes 40 ans.
A.T.D.K. : Puis tu es venu les jouer avec nous. Tu nous as expliqué ta vision, ton approche technique de cette musique et de sa poésie, comment elle s’incarne dans ces Suites, et nous nous sommes lancés dans tous ces spectacles… Je ne sais même plus combien de fois nous l’avons donné !
J.-G. Q. : Presque une centaine de fois…
A.T.D.K. : En 2022, nous avons réalisé ce film, qui était encore une autre expérience. Et en toute fin de parcours, tu as de nouveau gravé l’ensemble de ces pages. Cela me rappelle Glenn Gould, qui a commencé sa carrière discographique avec les Variations Goldberg et les a de nouveau gravées une trentaine d’années plus tard…
J.-G. Q. : Les Suites pour violoncelle de Bach nous accompagnent en effet toute notre vie. On les aborde très jeune, en commençant par les mouvements moins exigeants techniquement. Pour moi, ce fut la Bourrée de la Troisième Suite. J’avais dix ans.
A.T.D.K. : … Cette même bourrée sur laquelle Marie [Goudot] danse en spirale ! C’est une très belle image : on revient toujours au même endroit, mais d’une autre façon.
J.-G. Q. : Mon rapport aux Suites de Bach a donc commencé par-là, et elles ne m’ont plus quitté. Quand on est jeune, on joue ça spontanément, on célèbre la vie. Puis quand vient l’adolescence, on commence à s’interroger, à traverser de vrais moments de doutes. À 17 ou 18 ans, on se tourne vers les grands maîtres, vers ces innombrables versions qui font référence, et on se dit : “Que vais-je faire, moi ? Que puis-je ajouter à tout cela ?” Aux alentours de mes 20 ans, j’ai eu tendance à plonger dans un gouffre de pensées et de questionnements… Et Bach m’a épaulé. Dans ces moments de vertige, je me suis senti particulièrement proche de la Cinquième Suite, le tourment et le chaos étant au cœur de sa construction. L’exploration des abîmes est précisément son rôle dans cet “opéra pour un seul instrument”, dans cette grande fresque que constituent les Suites…
A.T.D.K. : Et comme à l’opéra, la Cinquième Suite commence par une Ouverture, suivie de la seule fugue du recueil, puis de cette Sarabande où l’approche de l’harmonie est d’une modernité extrême…
J.-G. Q. : … qui nous permet de toucher à l’infini, à la limite du néant.Mais je me demande à mon tour: est-ce que vous, les danseurs, les chorégraphes, vous avez un équivalent à ces Suites, quelque chose qui vous accompagne aussi tout au long de votre vie ?
A.T.D.K. : La comparaison me semble difficile. En musique, il y a une partition et l’acte créatif revient à trouver comment l’incarner. La danse est beaucoup plus fugitive. Elle est davantage transmise par l’expérience de corps à corps, et malgré toutes les notations, toutes les vidéos qui existent, il reste toujours un aspect éphémère inévitable. On vient de la poussière et on y retourne… L’année prochaine, j’aurai 65 ans, et j’aurai créé 65 spectacles. Même si je transmets tout cela à la nouvelle génération, et que je danse toujours, le rapport n’est jamais le même. Le corps est un endroit où l’espace et où le passage du temps se marquent de la façon la plus extrême.
J.-G. Q. : Et quand tu danses aujourd’hui des œuvres que tu as créées il y a longtemps, comme Violin Phase par exemple, dirais-tu que tu vas plus à l’essentiel dans ton geste aujourd’hui qu’il y a 40 ans ?
A.T.D.K. : Je pense qu’on porte la mémoire de tout dans nos os, avec tout ce que cela comporte d’émotions, de souvenirs de travail, de gens avec qui on a collaboré, de lieux…
J.-G. Q. : C’est passionnant d’entendre ce que tu dis de ta relation à quelque chose que tu as dansé il y a 40 ans, et que tu danses aujourd’hui. Quand j’ai fait ce deuxième enregistrement en studio, mon idée était de dire: “Je laisse le temps faire son travail. L’enregistrement que je fais aujourd’hui sera ce qu’il sera, nourri de tout ce que j’ai vécu durant ces dix-sept années qui séparent les deux enregistrements, notamment l’expérience de Mitten”. Mais je n’ai pas réussi à complètement arrêter ma tête ; je me suis donc aussi consciemment posé la question : “Qu’ai-je envie de proposer aujourd’hui par rapport à ce que j’ai fait il y a 17 ans ?”J’ai voulu ouvrir de nouvelles portes et tendre encore plus vers le flux de l’harmonie.
A.T.D.K. : Cette prééminence de l’harmonie fut vraiment une découverte pour moi dans notre rencontre. C’était la première fois que je faisais ce travail de fond sur ce qui constitue de fait la structure principale de toute la rhétorique de Bach. Ce que nous avons essayé de traduire en mouvements.
J.-G. Q. : L’harmonie est la trame, puis la mélodie s’envole. C’est aussi ce que font les jazzmen avec les charts [grilles harmoniques]. Dans ce nouvel enregistrement, j’ai essayé d’aller plus loin dans ces envolées, en profitant de l’expérience que j’ai eu entre temps avec Raphaël Imbert et le projet Invisible Stream, dans lequel l’improvisation est véritablement au centre du jeu.Je me suis par ailleurs intéressé à un enregistrement des Suites réalisé non pas sur violoncelle, mais sur viole de gambe par quelqu’un que j’admire énormément, Paolo Pandolfo. Il a réussi la gageure de rendre cette musique idiomatique pour son instrument. Je suis donc aussi allé puiser dans cette gestique propre à la viole, pour explorer ensuite sur le violoncelle d’autres gestes, d’autres possibilités.Mais une autre question me vient. Toi qui as tellement travaillé Bach, comment caractériserais-tu ces Suites par rapport à ses autres grandes œuvres que tu as chorégraphiées ? Quel est ton point de vue de chorégraphe et de danseuse ?
A.T.D.K. : Il y a plusieurs choses… Son génie, ici, c’est peut-être sa manière de “maximiser le minimal”. Il crée une musique qui exploite toutes les possibilités du contrepoint, de la rhétorique harmonique d’un instrument qui, à cette époque-là, servait simplement de basse… Il parvient à incarner toutes les émotions. C’est divin parce que formidablement humain. Et il propose des structures, je dirais des “trames” géométriques, qui soutiennent parfaitement la danse…Les Concertos brandebourgeois m’avaient évidemment inspiré un travail de groupe ; ici, c’est plutôt un travail en contrepoint entre un danseur et toi, au milieu – même si, dans les Allemandes, j’interviens aussi, mais plutôt comme une “maîtresse de cérémonie”…
J.-G. Q. : Dans ta chorégraphie des Brandebourgeois, j’avais été très impressionné par ta manière de donner corps au contrepoint. La partition s’incarnait chez les danseurs avec une clarté éblouissante, sans jamais devenir professorale ou didactique…
A.T.D.K. : Dans les Suites, ce rapport d’un musicien à un danseur se jouait dans l’immédiateté de chaque performance – et on en a fait une centaine ! La liberté de choix dans ce dialogue, c’était, à mon sens, comme un travail de musique de chambre…
J.-G. Q. : Je vais rebondir là-dessus parce que j’ai exactement le même sentiment en miroir. Pour moi, Mitten a fait des Suites une expérience de musique de chambre. C’est du reste ce que j’essaie d’inculquer à mes étudiants : jouer cette musique comme des pièces de musique de chambre, et non des pièces solo ; il y a plusieurs protagonistes. On doit créer ses partenaires de musique de chambre imaginaires, qui sont là avec nous sur scène. Or, j’ai pu vivre cela dans le réel, grâce à vous, avec des corps autour de moi qui incarnaient cette musique et avec lesquels je pouvais échanger. Le centre de gravité scénique était là, entre nous, mobile.
A.T.D.K. : Le travail avec toi nous a permis d’aller vraiment au fond de cette écriture et d’instaurer un dialogue très intime, individuel, avec chacun des danseurs, ce qui est bien sûr complètement différent lorsqu’une création engage un groupe de danseurs et un orchestre. La façon dont tu approches la matière, dont tu l’analyses, se transmet au spectacle, de même que tu te seras laissé toi aussi toucher par la personnalité spécifique de Michaël [Pomero], de Boštjan [Antončič], de Marie [Goudot], de Julien [Monty]…
J.-G. Q. : Oui, le travail était différent avec chacun des danseurs en fonction de leurs personnalités respectives… ils ont eu un impact fort sur mon jeu.
A.T.D.K. : Il t’est arrivé de changer de violoncelle au fil des tournées avec Mitten ?
J.-G. Q. : J’ai effectué toute cette traversée Bach, depuis l’enregistrement de 2007 jusqu’à aujourd’hui, sur le Gioffredo Cappa de 1696. J’avais envisagé au départ de changer d’instrument pour ce nouvel album, pour qu’il y ait une autre incarnation, un autre univers sonore. J’étais presque un peu gêné de proposer un second enregistrement sur le même instrument. Avec le recul, je suis heureux d’offrir une nouvelle interprétation, un nouveau regard, un nouveau souffle sur le même violoncelle. Les différences seront de fait intimement liées à l’approche, à la vision, et non pas au support.
A.T.D.K. : En te regardant jouer, j’ai souvent trouvé que ton travail avait quelque chose de chorégraphique. Je pense à tes gestes avec l’archet…
J.-G. Q. : L’exigence du compositeur, le geste musical qu’il nous amène à réaliser créent effectivement une forme chorégraphique, surtout si l’on considère le bras qui tient l’archet, bien qu’en réalité ce soit tout le corps qui entre en mouvement. Bach aime nous faire danser, sur deux, parfois trois ou quatre cordes. Il y a dans son écriture un véritable plaisir du geste.
A.T.D.K. : Et c’est aussi tout un travail avec et contre la gravité qui se déploie chez lui, dans un mouvement de balancier, une sorte de “8”…
J.-G. Q. : J’aime que tu évoques ce mouvement du “8”, qui trace un geste infini. Il m’évoque la métaphore mythique de Sándor Végh, grand maître hongrois du violon et formidable pédagogue qui, pour amener ses élèves à acquérir une bonne technique d’archet, les invitait à imaginer que ce dernier était “rond”. À rebours de l’idée d’un tirer-pousser qui nous est trop souvent inculquée dans nos jeunes années d’études !
A.T.D.K. : Est-ce qu’un grand instrument change avec le temps, comme le bon vin ?
J.-G. Q. : Nos instruments vivent en effet, ils évoluent, comme nous. Au fil des 17 ans passés avec le Cappa, un échange réciproque et continu s’est installé : l’un change, l’autre réagit, et ainsi de suite… On retrouve le “8” avec son échange d’énergies à l’infini, comme dans toute relation au long cours dans laquelle l’écoute partagée prédomine. J’aurais envie de dire, un peu comme dans le travail entre une chorégraphe et un violoncelliste !
POUR ALLER PLUS LOIN : [MITTEN WIR IM LEBEN SIND]
Avril 2024
Le livre…
Quinze ans après son enregistrement des Suites de Jean-Sébastien Bach, Jean-Guihen Queyras livre pour la première fois par écrit ses réflexions sur l’Everest des violoncellistes. Au fil du temps, les Suites sont devenues le répertoire qu’il a le plus défendu au concert, tantôt à la faveur d’intégrales, parfois augmentées de pièces contemporaines, tantôt dans un spectacle conçu par la fameuse chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker. Bach est aussi devenu la pierre angulaire de son enseignement. Comment donner en partage ces œuvres exigeantes pour violoncelle seul, avec une flamme sans cesse renouvelée ? Au travers de conversations avec Emmanuel Reibel, professeur de musicologie à l’ENS de Lyon et d’esthétique au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, ce musicien passionné dévoile une série de souvenirs personnels, tout en livrant de pénétrantes analyses et de précieux conseils d’interprétation.
POUR ALLER PLUS LOIN : [BACH, LES SUITES EN PARTAGE]
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“Au-delà des réflexions strictement musicales, toujours pertinentes, subtiles et claires, résonne dans ces échanges une ode à la curiosité, à l’ouverture d’esprit (côtoyer les baroqueux et intégrer l’Ensemble intercontemporain), à la générosité, au partage.”
“Sans aucun dogmatisme, son propos éclaire, au plein sens du terme : lumineux, il ouvre le chemin.”
A travers cette série d’ateliers Jean-Guihen Queyras nous convie dans les coulisses de l’une des œuvres les plus connues du répertoire pour violoncelle.
Associant pour chaque Suite une personnalité issue d’une diversité artistique représentative de sa curiosité, Jean-Guihen nous offre un dialogue riche et passionnant autour de questionnements variés allant de leur structure à leur interprétation.
SUITE 1 BWV 1007
1. Suite 1, Prélude: The Call of Nature
Feat. Anne-Teresa de Keersmaeker
2. Suite 1, Allemande: The Storyteller
Feat. Pierre-Laurent Aimard
3. Suite 1, Courante: Up=Down, Down=Done
Feat. Paolo Pandolfo
4. Suite 1, Sarabande: The Erotic of 1 and 2
Feat. Sonia Simmenauer
5. Suite 1, Menuet: Duality and Galanterie
Feat. Amandine Beyer
6. Suite 1, Gigue: Bar structures as a dance map
Feat. Emmanuel Hondré
SUITE 2 BWV 1008
7. Suite 2, Prélude: What is your Minore?
Feat. Steven Isserlis
8. Suite 2, Allemande: Speaking or singing?
Feat. Emmanuel Pahud
9. Suite 2, Courante: A bout de souffle
Feat. Lambert Wilson
10. Suite 2, Sarabande: Hommage to Ingmar Bergman
Feat. Camille Bertault
11. Suite 2, Menuet: Play the Lute!
Feat. Pieter Wispelwey
12. Suite 2, Gigue: Bach’s Leitmotivs
Feat. Eric-Emmanuel Schmitt
SUITE 3 BWV 1009
13. Suite 3, Prélude: The buoyancy of C Major
Feat. Bernard Fouccroulle
14. Suite 3, Allemande: The complexity of Evidence
Feat. Timothy Eddy
15. Suite 3, Courante: Notes with double-functions
Feat. Michael Jarrell
16. Suite 3, Sarabande: The power of the hemiola
Feat. Alexis Kossenko
17. Suite 3, Bourrée: The two faces of a dance
Feat. Emilie Delorme
18. Suite 3, Gigue: Energy from synergy
Feat. Maarten Mostert
SUITE 4 BWV 1010
19. Suite 4, Prélude
Feat. Jean-François Queyras
20. Suite 4, Allemande: Horizontality needs verticality
Feat. Sokratis Sinopoulos
21. Suite 4, Courante: a trilogy of characters
Feat. Nicolas Altstaedt
22. Suite 4, Sarabande: The irresistible call of the second measure
Feat. Alexandra Scheibler
23. Suite 4, Bourrées: Stretching and dancing
Feat. Sasha Goetzel
24. Suite 4, Gigue: A whirlwind in 12/8
Feat. Jean-Guihen Queyras
SUITE 5 BWV 1011
25. Suite 5, Prélude: Un Prélude et Fugue pour Cello
Feat. Christoph Wolff
26. Suite 5, Allemande: A French Majesty
Feat. Kristian Bezuidenhout
27. Suite 5, Courante: Explosion / Implosion
Feat. Vera Beths
28. Suite 5, Sarabande: Le moins et le plus
Feat. Raphaël Imbert
29. Suite 5, Gavotte: The life beyond
Feat. Vito Žuraj
30. Suite 5, Gigue: The Soothing
Feat. Pablo Heras-Casado
SUITE 6 BWV 1012
31. Suite 6, Prélude: Ring, Easter Bells!
Feat. Sergey Malov
32. Suite 6, Allemande: When our soul flies
Feat. Riccardo Minasi
33. Suite 6, Courante: Dance, vitality, and acrobatics
Feat. Hyung-ki Joo
34. Suite 6, Sarabande: Universal Love
Feat. Arthur Nestrovski
35. Suite 6, Gavottes: A village feast and a bagpipe
Feat. Piotr Anderszewski