Comme celle de son inspirateur Jean-Sébastien Bach au début du XVIIIe, l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker conjugue depuis 1980 l’épure à l’intrication. Quand la chorégraphe flamande se plonge dans les Suites pour violoncelle du compositeur allemand, en 2017 – après avoir épousé telle Toccata ou Partita, et avant d’embrasser les Brandebourgeois l’année suivante, puis les Variations Goldberg en 2020 –, deux mysticismes se tendent la main à trois siècles d’écart, s’appuyant sur la même austérité pour effleurer le sacré.

La chorégraphe flamande Anne Teresa de Keersmaeker collabore avec la fluidité du violoncelle de Jean-Guihen Queyras dans «Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten».

À la Comédie, une grande salle archibondée en a fait l’expérience de mardi à jeudi dans le cadre de La Bâtie, en se laissant soulever par «Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten». Plateau vide, néons aux cintres, un musicien sur tabouret, cinq danseurs en costumes sobres: six corps en mouvement pour répondre aux six envolées tricotées au tournant de 1720. Des mathématiques autrement plus complexes accompagnent les deux partitions réunies, ainsi qu’en témoignent les figures géométriques tracées au sol et les symboles mimés par Anne Teresa de Keersmaeker à chacune des intersections.

Les cercles, les ellipses, les triangles tracés au sol dessinent la géométrie stricte et folle tant de la musique que de la danse.

Qu’elle danse sur Steve Reich, Mozart ou John Coltrane, la compagnie Rosas fondée par Keersmaeker esquive par principe l’écueil de l’illustration. Un temps ne sera jamais marqué par le talon qui frappe, plutôt par la torsion de la cheville qui s’ensuivra. Ainsi les élans physiques, y compris dans la chute ou le balbutiement, ajouteront immanquablement une strate à la musique, de sorte que les différentes couches entreront dans une résonance féconde. À la Comédie, entre solos, duos et sextuor, entre silence et contrepoint, deux heures de spéléologie ont ouvert sur le ciel.

On pourrait croire le vingtenaire français Baptiste Cazaux aux antipodes d’une impératrice telle qu’Anne Teresa de Keersmaeker. Il est vrai que le passé auquel le danseur puise ses références esthétiques pour sa troisième création ne remonte qu’aux années 1970 – avec ce heavy metal marqué par la pratique du headbanging – ainsi qu’aux rave parties qui ont fleuri par la suite. Or, en plus de le voir méticuleusement déplacer six enceintes sur la scène de l’Abri, son «GIMME A BREAK!!!» («laissez-moi souffler!») révèle une virtuosité à ce point millimétrée qu’elle n’est pas sans rappeler l’exigence de la Flamande.

Artiste associé de l’Abri comme Baptiste Cazaux, le plasticien Nelson Schaub signe à la fois les visuels et la musique de «GIMME A BREAK!!!»

La musique électronique de Nelson Schaub (aka Être Peintre) secoue jusqu’à samedi le jeune homme vêtu d’un slip et d’une chemise rayée. Elle hoche le haut de son corps dans une sorte d’acquiescement répétitif et forcené, duquel l’interprète semble prisonnier. À chaque relâchement inespéré, le possédé savoure la pause: il s’assied, s’éponge, repose sa tête brutalisée, avant d’être saisi d’une nouvelle transe. Alors qu’aucun discours ne vient frelater cette coproduction de La Bâtie, impossible de ne pas y lire, au-delà de l’éloge au lâcher-prise, un grand non à la surchauffe «capitaliste» – pour reprendre un terme de la note d’intention.

La Bâtie – Festival de Genève, jusqu’au 17 septembre, www.batie.ch

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