La Philharmonie de Paris a reçu du 17 au 19 novembre Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten, une pièce créée en 2017 par la danseuse et chorégraphe belge flamande Anne Teresa De Keersmaeker.

L’écrin acoustique sert le violoncelliste français de renommée internationale Jean-Guihen Queyras dont la remarquable interprétation aimante le public. A la fois un défi musical; jouer les six Suites en intégralité et un défi scénique; jouer en étant acteur en colonne vertébrale de la partition chorégraphique. Près de deux heures d’immersion dans une dimension sonore aussi puissante que délicate. La compagnie Rosas est composée de trois danseurs et deux danseuses, dont la chorégraphe elle-même qui nous offre ici un dialogue organique ciselé entre danse, musique, corps et géométrie sonore. Une magistrale incarnation chorégraphique des Six Suites pour violoncelle BWV 1007-1012 de Johann Sebastian Bach.

Mitten_De_Munt © Anne_Van_Aerschot

Mitten De Munt © Anne Van Aerschot

Le titre de la pièce reprend les mots de Martin LutherMitten wir im leben sind” suivis de « /mit dem tod umfangeng ». La traduction littérale «Au coeur de la vie nous sommes/ embrassés par la mort » nous place d’emblée dans l’évocation ternaire ; vie, mort et rédemption. De Keersmaeker en emprunte le sens funeste et prometteur, et nous invite à envisager une matière nourrie de l’essentiel ; la communion de l’être sensible avec la nature, avec l’espace sonore, l’intimité des impressions musicales avec les émotions dansées, la proximité des élans intérieurs et secrets.
Le cycle inéluctable est évoqué par le jeu de lumière : vive dès la première Suite, elle décline peu à peu jusqu’à son extinction à la cinquième. A la sixième Suite, le salut émerge du flot musical intemporel, rejoignant les danseurs et l’espace dans un halo rédempteur.

La pièce de près de deux heures s’assoit sur une mise en scène chorégraphique savamment construite sur l’étreinte de la source musicale en live et la danse. De Keersmaeker s’empare de l’œuvre du célèbre compositeur et livre les corps au jeu harmonique et mélodique avec une rigueur structurelle étincelante rappelant : « …Bach utilise des règle de jeu qu’il élargit et brise à chaque fois. […] La traduction du musical en paramètres physiques et spatiaux est aussi cela : la définition de règles de jeu ».
Les règles du jeu sont divulguées au spectateur sans détours. Géométrie rigoureuse de l’espace sonore et de l’espace corporel, tensions rythmiques jouant de l’ambigüité de l’harmonie et de la mélodie… Un jeu orchestré avec maestria. En maître de cérémonie, De Keersmaeker annonce dans sa danse chaque Suite par son chiffre. Dans un silence consciencieux, elle s’aide d’un danseur pour tracer au scotch de couleur la règle géométrique associée à la Suite ainsi annoncée. Les pentagrammes s’élargissent progressivement dans le décor vide et volontairement dépouillé. Point d’artifice. Un minimalisme propice, en offrande à l’intensité du discours qui se déploie.

La chorégraphe offre une Suite en solo à quatre danseurs. Chaque suite est attribuée au danseur dont l’affect dominant est en correspondance avec celui de la musique, favorisant ainsi le discours corporel. La cinquième et la sixième suite sont le lieu de voix différenciées à deux ou plusieurs danseurs, entrées, sorties… Avec finesse, De Keersmaeker investit les différentes « danses » de la Suite -l’allemande, la courante, la sarabande, la gigue – partant de leur propre loi : « si la musique de Bach est extrêmement structurée, elle n’est jamais systématique. Il utilise des règles de jeu qu’il élargit et brise à la fois». Au-delà de l’installation d’une conjugaison émotionnelle commune et l’appui sur les couleurs et la structure rythmique, c’est au gré des tonalités que se tisse le lien organique entre corps dansant et musique. Ainsi, introspection et gravité, corps spiralés dans l’abandon et proches du sol s’allient à la tonalité mineure. Déploiement fugace, vivacité des petits sauts et parcours amples à la tonalité majeure. Plus loin, les corps soutenus par une même cadence se croisent sans heurts et délivrent sans retenue les expériences émotionnelles enfouies.

Quelles imprégnations nous laisse cette pièce ? Une écriture chorégraphique intelligente en regard d’un impressionnisme musical puissant. Il nous reste des ressentis fugaces d’énergies sonores qui résonnent profondément. Les corps qui exultent en vibrations accordées avec le flot harmonique et mélodique, prolixes dans les accents, pivots, circularité, rondeur, chutes… L’inépuisable éventail d’énergies révélées par le corps dansant en écho aux vibrations sonores remplies d’autant de visages et de couleurs.

Une danse expressive qui se nourrit de l’introspection et de la gamme émotionnelle conjointe à la musique et à la danse pour se déployer. Une rigueur qui va droit à l’essentiel et des règles strictes tracées au cordeau, extirpées de l’analyse minutieuse de la partition musicale. Un minimalisme efficace qui sert la richesse du propos. Une géométrie implacable qui rappelle la prédilection de maître Bach pour les mathématiques et leurs liens au divin.
De tout cela, nous retenons volontiers notre universelle proximité avec la musique et la danse, notre propension naturelle à nous fondre intimement dans les deux mondes, à nous livrer au merveilleux imaginaire de l’éphémère union sacrée…

BACH ATK