Deux enregistrements faisant référence, un spectacle de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, un livre d’entretiens avec Emmanuel Reibel (paru chez Premières Loges, en 2022) : les six Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach habitent Jean-Guihen Queyras depuis de longues années.

Réflexions sur cet « Éverest de la musique » que le virtuose défend ardemment en concert.

Quand avez-vous découvert les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach ?
J’ai rencontré cette musique vers dix ans, il y avait un 33 tours de l’enregistrement de Pablo Casals à la maison. À cette même époque, j’ai aussi abordé l’œuvre au Conservatoire de Manosque, où j’étudiais avec Claire Rabier : j’ai débuté par la bourrée de la Suite n°3, une danse villageoise toute simple.

Quels enregistrements vous ont marqué ?
Pour moi – et pour beaucoup de violoncellistes de ma génération – celui d’Anner Bylsma a été une sorte de tremblement de terre, parce qu’il remettait en cause beaucoup d’idées préconçues que nous avions à l’époque sur ce qu’était la musique de Bach ou ce qu’elle devait être. Plus tard, au début de ma vie professionnelle, vers 25 ans, je l’ai rencontré, suivant une master-class d’une grande intensité. Grâce à son enseignement – une école de liberté et d’intelligence – j’ai pu faire connaissance avec mon interprétation des Suites de Bach.

Il vous a permis d’apprivoiser le langage lié à l’interprétation sur instruments historiques (cordes en boyau, absence de pique, etc.)
Ces aspects font bien évidemment partie de la démarche d’Anner Bylsma – de sa recherche d’une interprétation historique, pour résumer – mais ils ne sont pas centraux. Cela revient à ce que disait Nikolaus Harnoncourt : l’important, ce n’est pas sur quel instrument jouer, mais la manière dont on le joue. Ce n’est pas une boutade [rires], ce qui compte c’est la compréhension du discours, de la langue. Et cela, on peut très bien le faire avec un violoncelle contemporain !

De quoi se nourrit votre interprétation des Suites ?
J’ai longtemps été soliste de l’Ensemble intercontemporain, où nous avions l’habitude d’être dans l’échange avec les compositeurs vivants : je pense que ces dialogues m’ont aussi aidé à comprendre le besoin des créateurs qui ne sont plus de ce monde. Par ailleurs, j’ai grandi dans un environnement où Bach – et surtout sa musique vocale – était central : chez lui, plus encore que chez les autres, je crois en effet que ce sont Cantates ou Passions qui donnent des informations précieuses sur tout le langage musical de leur auteur.

Comment définir ces six Suites ?
Pour moi, elles constituent une seule et même œuvre en six opus. Il s’agit d’un véritable opéra pour un seul instrument, que ce soit par sa durée – plus de deux heures de musique –, par son lien avec le chant, toujours présent en filigrane, et par sa dramaturgie. À travers ces six Suites, une histoire nous est racontée, pleine de sentiments, de sensations et de couleurs, une histoire riche de mille et un contrastes.

Vous avez livré deux enregistrements de cette œuvre : le premier date de 2007, le second de l’année passée. Les deux ont été gravés avec le même instrument, un Gioffredo Cappa de 1696…
Le disque de 2007 a été le premier enregistrement sur ce violoncelle, tandis que mon dernier a été cette deuxième version : ces deux intégrales sont ainsi les deux parenthèses qui ouvrent et ferment dix-sept ans de collaboration avec le Cappa. Je suis content que ce soit le cas. C’est comme une expérience en laboratoire : même interprète, même instrument, même répertoire… Qu’est-ce qui a bougé et pourquoi ?

À moi de vous poser la question…
Depuis mon travail avec la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker autour des Suites de Bach, je crois que l’aspect physique de cette musique est devenu central. Il s’agit de voir comment, entre les points d’appui – la ligne harmonique –, on peut, et surtout on doit, se permettre de voler, d’être en apesanteur. Un peu comme un danseur de ballet qui, entre les moments d’appui au sol, nous donne l’impression de défier la pesanteur…

À Strasbourg, sur quel instrument allez-vous jouer ?
Récemment, j’ai joué deux instruments différents appartenant à un mécène québécois, un Pietro Guarneri, tout d’abord, avec lequel j’ai réalisé mon prochain enregistrement rassemblant le Concerto de Lutosławski et Schelomo de Bloch avec l’Orchestre philharmonique du Luxembourg et Gustavo Gimeno. Depuis quatre mois, je joue un Stradivarius de 1707 surnommé « Le Kaiser », parce qu’il possède un sceau d’une famille aristocratique prussienne du XIXe siècle, au dos de la crosse. C’est avec lui que je donne les Suites à Strasbourg.

Pourquoi avoir choisi d’intercaler, entre chaque Suite, une pièce pour violoncelle seul de György Kurtág ?
Ce dialogue par-delà les siècles consiste en une expérience fascinante qui permet au spectateur de mettre ces œuvres en perspective, de lui offrir une nouvelle vision du langage musical de Bach. Ces miniatures de Kurtág sont idéales car son rapport avec le Cantor est intime, en tant que compositeur et qu’interprète. Quand il donnait des récitals à quatre mains avec son épouse Márta, il faisait en effet alterner ses partitions avec celles de Bach. Ces musiques s’entremêlent, se touchent et se donnent mutuellement une fascinante profondeur.

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