C’est l’un des plus fins violoncellistes actuels. Jean-Guihen Queyras dévoile un nouvel album ciselé avec son ami pianiste Alexandre Tharaud. Entretien avant son concert à Martigny.

Son archet, c’est sa baguette magique. Plus de trente ans que Jean-Guihen Queyras ensorcelle son violoncelle, un prestigieux Gioffredo Cappa de 1696. à Montréal, le Franco-Canadien a vécu en France et en Algérie avant de s’établir en Allemagne, à Fribourg-en-Brisgau, où il enseigne à la Hochschule für Musik.
Avec son mentor Pierre Boulez, il a exploré le registre contemporain sous toutes ses coutures mais est aussi à l’aise dans le baroque, le classique et le jazz. Aux côtés de son complice de toujours, le pianiste Alexandre Tharaud, il sort un disque consacré à Marin Marais, le génie de la viole de gambe française évoqué dans le film «Tous les matins du monde» d’Alain Corneau (1991). Interview d’un gourmand en perpétuel émerveillement.

Jean-Guihen Queyras, pourquoi le choix de Marin Marais?
Avec Alexandre Tharaud, nous avons une passion commune, celle de voir si nos instruments respectifs peuvent aller dans des  univers qui ne sont a priori pas les leurs. Un des albums qui a fait le renom d’Alexandre, c’est celui consacré à Rameau où il joua sur un piano moderne et non sur un clavecin. Personnellement, j’ai toujours aimé aller vers des sonorités inconnues.
Il y a vingt ans, j’ai pratiqué un peu la viole, pour le plaisir. Or, qui dit viole de gambe dit Marin Marais. S’il est peu connu du grand public, c’est un très grand compositeur. Ce qui est fascinant chez lui? Sa capacité à composer des heures de musique où rien n’est répétitif alors même que ses moyens semblent assez limités. Il y a chez lui quelque chose d’extrêmement organique, qui raconte l’âme. On souhaitait partager cette humanité et, qui sait, donner envie à d’autres musiciens de jouer à leur tour Marin Marais.

Ce disque, c’est un projet pensé et conçu avec votre frère en musique Alexandre Tharaud?
Absolument. On l’a fait main dans la main. Pour l’un et l’autre, il y a eu un vrai travail de transcription. Pour Alexandre, la réalisation d’une basse chiffrée adaptée au piano moderne mais correspondant esthétiquement à Marin Marais. De mon côté, comme la partition était intimement liée à la viole de gambe, j’ai dû faire des choix pour rester fidèle au langage du compositeur.

Vous partagez tous deux un goût pour la transcription. Y a-t-il des moments où vous vous dites «transcrire, c’est trahir un peu» ou c’est une pensée qui ne vous effleure pas?
(Il réfléchit.) Je suis prêt à assumer ce mot «trahir» dans son interprétation la plus noble. Quelqu’un a dit un jour: «interpréter, c’est trahir un peu». L’interprète reçoit une partition et pour qu’elle vive pleinement, il doit la faire sienne. Intrinsèquement donc, il y a une forme de trahison. Avec la transcription, on va un peu plus loin, et «en trahissant», on ouvre d’autres horizons pour cette musique tellement merveilleuse.

Vous êtes éclectique. Vous avez travaillé avec Pierre Boulez mais vous êtes à l’aise dans le baroque et même dans le jazz comme le prouve un récent album. Cet appétit, d’où vient-il? De votre éducation, de votre cosmopolitisme?
C’est toujours délicat de s’autoanalyser. Il y a certainement des éléments biographiques qui entrent en jeu. Mais il y a aussi et surtout un tempérament. Je suis fasciné par la créativité et les formes les plus inattendues qu’elle peut prendre.

Vous allez présenter cet album en concert, notamment en Suisse à la Salle de musique de La Chaux-de-Fonds et à la Fondation Gianadda à Martigny. Deux lieux familiers…

…et merveilleux à leur manière! La Salle de musique de La Chaux-de-Fonds a cette acoustique légendaire qui a séduit de nombreux musiciens pour leurs enregistrements. Et la Fondation Pierre Gianadda, c’est un lieu qui est habité.
L’interaction entre la musique, la peinture, l’architecture est très inspirante. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut jouer au milieu d’œuvres d’art!

Le Valais ne vous est pas inconnu puisque vous avez aussi joué au Zermatt Music Festival & Academy, devant le Schwarzsee en plein air. C’est le lieu le plus insolite où vous vous êtes produit?
Un souvenir mémorable! C’est la magie des festivals où des lieux inédits donnent une autre vie aux notes. Un tel écrin de nature est marquant autant pour l’auditeur que pour l’interprète.
Les festivals, justement, ont pu reprendre cet été après la pandémie.

Cette crise a-t-elle changé beaucoup de choses pour l’artiste que vous êtes?
L’impact a été énorme pour toute la société. Mais personnellement cette pause forcée a été aussi source d’inspiration.
Elle m’a permis de mener à bien un projet pédagogique toujours différé. J’ai lancé une série autour des Suites de Bach, avec des ateliers animés par des invités partageant leur regard sur cette œuvre magistrale. Prochainement en ligne, une chaîne YouTube va permettre de retrouver tous ces épisodes.

Vous avez d’ailleurs sorti en fin d’année un livre sur les Suites deBach, des entretiens avec le musicologue Emmanuel Reibel. Vous aviez besoin d’un partage différent en prenant la plume plutôt que l’archet?
L’écriture permet une autre forme d’intimité avec le public. On peut emmener le lecteur sur scène en lui racontant ce qu’on a vécu. Ce livre a une forme assez nouvelle, en trois temps qui créent une sorte de polyphonie où se mêlent explications formelles et souvenirs personnels.

Un livre, c’est une manière de partager, de transmettre. Pour vous, la transmission, c’est un jalon important?
C’est comme une évidence. J’ai commencé à enseigner très jeune. La musique est une source de vie et j’ai envie de partager cette flamme avec mes collègues violoncellistes mais aussi avec le public. Le classique trimbale une image un peu poussiéreuse, élitiste.

Etes-vous soucieux de démocratiser ce répertoire?
C’est un souci partagé par beaucoup d’artistes. Mais en même temps je me dis que ce n’est pas si grave si le classique est moins populaire que la variété. Malgré tout, on aspire à toucher le plus grand nombre. Et ça commence déjà dans l’interprétation. Quand on joue une note sur scène, veut-on juste produire une belle sonorité, exécuter une sonate parfaite, ou veut-on faire vivre un moment unique? Il faut savoir improviser. C’est devenu un maître-mot pour moi depuis que j’ai franchi le Rubicond et que j’ai osé aller vers le jazz.

C’est la période des vœux et des bonnes résolutions. Un souhait à formuler pour 2023?
Rien de bien original. Mais le combat héroïque des Ukrainiens est tout proche de mon cœur. Je porte d’ailleurs les couleurs de l’Ukraine lors de chacun de mes concerts. Evidemment que mon premier souhait c’est la paix pour ce peuple.

Jean-Guihen Queyras et Alexandre Tharaud, vendredi 20 janvier à 20 heures à la Fondation Pierre Gianadda à Martigny.
Des œuvres de Marin Marais, Franz Schubert et Francis Poulenc.
Infos et réservations: www.gianadda.ch
Dédicaces du nouveau disque «Marin Marais» à l’issue du concert.

www.lenouvelliste.ch