Complices

2020
/
Harmonia Mundi

C’est en toute amitié que Jean-Guihen Queyras et Alexandre Tharaud se sont retrouvés, le temps d’un album conçu tel un recueil de nouvelles, autour de chefs-d’œuvre connus ou méconnus du répertoire. Si l’art de transcrire est la marque des grands interprètes, reconnaissons qu’à ce jeu les deux complices excellent ! Tout au long de ce programme lyrique et virtuose, le mélomane découvrira qu’il n’est pas au bout de ses surprises…

COMPLICITÉ ARTISTIQUE, CONNIVENCE AVEC LE PUBLIC, LA LOGIQUE DU FUNAMBULE

CINQ QUESTIONS À JEAN-GUIHEN QUEYRAS

Quelle est la genèse de cet album ?

Tout est parti de l’impression très particulière que le bis génère dans l’espace du concert. Après le programme annoncé, le bis offre une rupture, un véritable espace de liberté. Tout est ouvert et s’invente dans un rapport direct, plus étroit et spontané avec le public. Pour nous qui sommes sur scène, c’est le moment de choisir au sein d’une grande diversité de pièces de genre, l’atmosphère qui correspond à l’instant : intimité, profondeur, drôlerie… des mondes musicaux extrêmement concentrés représentant de véritables “pelotes” de vitalité qui invitent à l’improvisation, l’invention.

Ce programme compte de nombreuses transcriptions…

Alexandre et moi avons une affinité avec cet esprit libertaire qui animait beaucoup de solistes au tournant du xxe siècle : David Popper, Fritz Kreisler, Jascha Heifetz, Pablo Casals… Tous ces artistes s’appropriaient des œuvres et les remodelaient sans complexe, chacun à sa façon. Gregor Piatigorsky, qui a transcrit un nombre incalculable de pièces du répertoire, s’impose comme une figure emblématique de cet art. Le disque s’ouvre sur un arrangement pour violoncelle et piano du final d’un Trio pour baryton de Haydn [Hob. XI:113] : une révision complète de l’œuvre originale dans une approche transgressive et très stimulante que nous avons totalement adoptée pour aborder nos transcriptions. C’est ainsi que nous nous sommes librement inspirés pour les Danses hongroises de Brahms, de l’édition pour violon et piano de Joseph Joachim, en la remaniant de manière substantielle pour en faire une version pour violoncelle et piano pleinement vivante.

Quel est le rôle de la Strophe de Dutilleux au sein de ce programme ?

J’ai travaillé cette pièce depuis mon plus jeune âge (bien avant de rejoindre l’Ensemble intercontemporain), à tel point que j’ai parfois le sentiment qu’elle fait partie de mon ADN. J’aime la jouer en bis après mes concerts et je suis toujours frappé par l’engouement qu’elle suscite. Le public veut toujours savoir quel est son nom, si je l’ai enregistrée… Elle fonctionne merveilleusement en bis parce que Dutilleux arrive à suspendre le temps : cet univers à la Calder de trois minutes trente nous met en apesanteur et force les portes de l’intime. Au sein du programme de cet album, elle constitue un point d’intensité d’une grande profondeur, qui offre un contrepoint à la légèreté, la virtuosité pure. Dans ce champ de résonances, les œuvres les plus légères gagnent en épaisseur et les plus denses sont tout à coup traversées d’une plus grande clarté.

Comment, justement, avez-vous abordé l’ordre des pièces dans ce programme aussi riche que varié ?

Nous nous sommes beaucoup interrogés sur la façon dont nous pouvions créer une unité à partir de cette diversité et nous avons choisi de considérer ce programme comme un recueil de nouvelles ; vouloir à tout prix créer une cohésion d’une façon forcée nous semblait un peu vain et artificiel. On peut en revanche raconter une histoire faite de contrastes et de rebondissements, en soignant les tonalités et les atmosphères respectives, pour tisser un fil souterrain, multicolore, de l’envolée initiale au foisonnement lyrique, virtuose, et conclure tout en sérénité avec la pureté lumineuse du mouvement lent de la Symphonie n° 13de Haydn, qui sonne comme un appel à la paix.

Pourquoi ce titre “Complices” ?

Ce titre évoque le lien qui unit artiste et public au moment des rappels ; il désigne aussi ce qui nous anime, Alexandre et moi, depuis que nous parcourons le monde ensemble voici quelque deux décennies ! Lorsque nous entrons sur scène, notre cœur bat du désir d’inclure le public dans cette complicité. Nous travaillons ensemble les chefs-d’œuvre du répertoire pour violoncelle et piano, à la recherche des phrasés idéaux, des justes couleurs, des tempi assortis… Au moment du concert, l’osmose doit être totale. Mais “complices” peut aussi revêtir un autre sens dans l’action que nous menons ensemble. On doit être un peu hors-la-loi dans l’acte créateur afin de repousser les limites, les règles, pour mieux s’envoler ! Je pense souvent à l’histoire fascinante du funambule Philippe Petit. Combien de lois a-t-il dû transgresser pour tendre un câble entre les deux tours du World Trade Center et faire rêver la planète entière ? Sa “criminalité purement artistique” dont il parle lui-même, déploie un nouvel espace dans l’imaginaire. Rapprocher la musique de Coltrane de la cinquième suite de Bach (ce monument de pureté) est sans doute aussi un peu transgressif ; or, ce projet initié avec un autre grand complice, le saxophoniste Raphaël Imbert, me tenait vraiment à cœur. Il a fait entendre une autre voix, emprunté quelque chose à la poésie du funambule, animé par le désir de “relier sans cesse les choses vouées à être éloignées” comme Philippe Petit aime à le dire.

Propos recueillis par CÉCILE COMBES