Quel chemin parcouru en dix ans ! Il est difficile de reconnaître en Jean-Guihen Queyras, l’interprète de novembre 2018, celui qui a enregistré les Suites de Bach en mars 2007 pour Harmonia Mundi et celui qui les a jouées ici, en 2010, à la salle Pollack.

Le violoncelliste avait donné alors au Devoir un aperçu de ce qu’il concevait comme un véritable parcours initiatique en un unique concert en trois parties, jouant les Suites par groupes de deux (1 4, 3 5, 2 6). En 2018, le cheminement occupe deux soirées, allant de la Première à la Sixième, la première soirée étant complétée par la sonate de Kodály, la seconde par les Trois strophes de Dutilleux, qui ne font pas l’objet de ce commentaire.

Rebondir, plus que lier

Il arrive que les interprètes évoluent en fonction de leurs acquis musicologiques. Ainsi, le chef Bernard Haitink a changé sa vision des symphonies de Beethoven (notamment la Septième et son 2e mouvement) dans les années 1990. Avec Queyras, bien des choses sont remises à plat, des phrasés à la production sonore.

En 2010, l’interprète poussait plus loin la conversation avec son instrument et la musique par rapport à la sculpturale poétique des disques de 2007. En 2018, la suprême sensualité et l’élégance ont laissé place à un jeu avec la matière et les phrases. Cette matière est ligneuse, les phrases plus courtes et nerveuses — surtout lors de la première soirée, la seconde ayant vu une lente éclosion sonore.

Jean-Guihen Queyras ne cherche plus à plaire. Il aspire à rebondir plus qu’à lier. Il pense moins à faire résonner l’instrument qu’à en découdre avec la matière. Il amplifie les contrastes et scrute des recoins de phrases.

On comprend le changement en voyant le musicien, dans la Sarabande de la 2e suite, éliminer tout vibrato, même et surtout sur les valeurs longues. Ces Suites pour violoncelle de Bach, notamment les trois premières, se sont « isabellefaustisées », du nom et du jansénisme musical de la violoniste Isabelle Faust, régulière partenaire de musique de chambre du violoncelliste.

Deux soirées contrastées

Il ne faudrait pas condamner la démarche parce qu’elle est moins immédiatement « aimable ». En jouant, mardi, avec un archet plus haut et plus éloigné du chevalet, le violoncelliste réduit et assèche la résonnance et fait passer la musique avant l’instrument. De là le son plus ligneux, mais aussi quelques notes qui s’échappent, accidents absents en 2010. Queyras joue sur une véritable amplification sonore dans les Préludes (Suites nos 2 et 3). Au chapitre ludique, il creuse davantage les contrastes de caractère entre les Menuets I et II (ralentis).

De nouvelles ornementations apparaissent (Allemande de la Suite no 1). Partout, le poids est moindre. Le violoncelle disparaît quelque peu en tant qu’instrument au profit de la musicologie et de l’invention sonore.

Mardi, le violoncelliste semblait stressé au début du concert, au point de faire tout un vacarme avec ses doigts sur la touche dans la 1re suite ? Est-ce une détente progressive de l’artiste qui a également amené, mercredi, un surcroît de générosité sonore ? L’archet se rapprochant du chevalet, la production sonore était souvent plus « habituelle », même si, esthétiquement les différences avec l’enregistrement restaient marquées, par exemple dans la manière hardie d’empoigner les Préludes (Suite no 6) et de jouer avec certaines phrases par petites touches plus qu’avec une longue respiration.

L’îlot esthétique qu’est la Sarabande de la 5e suite est abordé comme en apnée aux confins du silence. Même si l’approche est différente de celle de 2010, le public répond pareillement, avec la même concentration, suspendu aux sons infinitésimaux.

Je ne doute pas qu’il y aura un jour un Bach-Queyras phase 3, quand le musicien aura fait le tour des plaisirs de toutes ces expérimentations qui semblent le faire retomber dans une phase de jubilation ludique quasi adolescente. Il y aura alors la synthèse de 2007-2010 et de 2018, le moyen terme idéal entre l’esthétisme et l’allégement parfois un peu tortueux. La seule chose qui n’a pas sa place avec ce compositeur, c’est la complaisance. Jean-Guihen Queyras est évidemment assez grand musicien pour ne pas tomber dans ce travers, quelle que soit l’obédience esthétique qu’il suit.

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