Jean-Guihen Queyras fait revivre les Pièces de viole de Marin Marais. Il joue en duo avec Alexandre Tharaud, sur piano moderne.
En musique baroque, la pratique d’interprétation «historiquement informée» s’est imposée. Ce qui n’empêche pas les musiciens de prendre des chemins de traverse. Le pianiste Alexandre Tharaud s’était illustré en jouant Couperin ou Rameau au piano. Aujourd’hui le pianiste et le violoncelliste Jean-Guihen Queyras, complices de toujours, redécouvrent à leur manière les Pièces de viole de Marin Marais. Mieux, ils les font revivre. Avec panache, conviction, et non sans respect. Revenir à la viole de gambe comme l’a fait Jordi Savall a permis de retrouver notamment l’articulation de l’instrument d’origine. Mais le violoncelle n’en est pas moins éloquent.
Interview de Jean-Guihen Queyras à la veille de deux concerts en Suisse romande (le 19 janvier à La Chaux-de-Fonds et le 20 janvier à Martigny) et de la sortie du disque Marin Marais chez Harmonia Mundi.
Cela fait plus de trente ans que le film Tous les matins du monde d’Alain Corneau a été tourné.
Etes-vous encore redevable de la redécouverte de la musique de Marin Marais par Jordi Savall?
Ce sont des créateurs qui sont au cœur des associations d’idées quand on entend le nom de Marin Marais. J’ai de nouveau regardé ce chef-d’œuvre, il n’a pas pas pris une ride. Quelle merveille! Notre passion pour Marin Marais a sans doute commencé avec ce film qui était en nous. Mais il y a de la part d’Alexandre Tharaud et moi une démarche intrinsèque à nos personnalités: nous avons été poussés par la curiosité, l’envie de découvrir comment peuvent sonner un violoncelle, un piano moderne: est-ce qu’ils peuvent sonner d’une manière qui a été peu utilisée jusqu’ici? Pour moi cela a aussi passé par la musique contemporaine, j’ai pu entendre que le violoncelle peut sonner de manière inattendue! Et Alexandre Tharaud a prouvé que le piano moderne convient parfaitement à la musique baroque. C’est un bonheur pour nous d’emmener nos instruments vers d’autres univers, notamment à travers des transcriptions. Nous avons toujours joué une part de transcriptions dans tous nos albums, parce que nous avons ce plaisir d’ouvrir un nouveau répertoire.
Vous vous êtes aussi intéressé au répertoire baroque. Vous avez notamment gravé les Suites pour violoncelle de Bach, que vous avez jouées à Fribourg (en 2010, dans le cadre du Festival de musiques sacrées).
Bach a été actif un bon demi- siècle plus tard, leurs esthétiques sont très différentes. La musique de Marin Marais a un aspect extrêmement discursif et théâtral. Ce qui nous fascine quand on travail sur ce répertoire, c’est comme si on était à l’opéra. Le violoncelle déclame, il parle, il improvise.
Il y a une grande diversité de pièces: comment avez-vous fait le choix?
Nous avons beaucoup lu. Marin Marais a été incroyablement productif, c’est fascinant de voir ses Livres de merveilleuse musique. Nous avons choisi en fonction des tonalités qui se prêtaient le mieux au violoncelle. Avec ses quatre cordes, certaines tonalités fonctionnent mieux que d’autres.
Et vous avez des pièces emblématiques, comme les incroyables Couplets des Folies d’Espagne, ou La Rêveuse…
J’avais déjà joué les Folies d’Espagne, il y a déjà eu avant moi des démarches de violoncellistes qui ont transcrit des pièces de Marin Marais. C’est un chef-d’œuvre qui mérite qu’on s’y attelle. La Rêveuse est le tube de Tous les matins du monde. C’est presque métaphysique, c’est tellement peu de choses, c’est la vie, la mort, ça touche à quelque chose de tellement essentiel, c’est difficile d’expliquer pourquoi c’est un tel chef-d’œuvre.
Quels sont les défis d’une transcription de la viole de gambe au violoncelle?
Il nous manque deux, voire trois cordes, et la courbure entre les cordes est différente. Pas mal d’accords doivent être redéfinis et les arpégés ne sont pas les mêmes. Il faut repenser aussi les techniques d’archet. C’est intéressant de se demander ce qui est fidèle à ce que Marin Marais a écrit. Comment rendre la musique de la manière la plus fidèle? C’est à partir de là que commence un dialogue passionnant entre l’interprète et le compositeur. Interpréter, c’est trahir un peu. Pour donner tout le potentiel d’une œuvre, il va falloir faire sien le langage du compositeur. La vie est indissociable de la liberté. Il y a des moments où il faut se demander comment rendre de manière vivante cette musique et comment lui rendre justice. Il me vient un exemple, dans l’avant-dernière variation des Folies d’Espagne, je fais des ricochets avec l’archet, qu’on ne peut pas faire avec un archet de viole. Cette idée m’est venue d’une amie gambiste, qui m’a dit qu’elle rêve de faire des vrais ricochets. Elle m’a proposé d’apporter cette dimension, qui est très violoncellistique sans trahir l’œuvre.
Le son du violoncelle et du piano rend ces pièces très modernes, on a l’impression d’entendre quelque chose de neuf, de libre. Comment l’expliquez-vous?
L’improvisation, qui est revenue en force au XXe siècle à travers le jazz, était omniprésente à l’époque baroque. Marin Marais écrit énormément d’ornements, qui doivent être libres. Il y a un vent de liberté dans cette musique, parce qu’on ne peut pas jouer une musique ornementale sans lui insuffler une liberté constante, sinon on l’étouffe.
Le Tableau de l’opération de la taille, une opération risquée par Marin Marais lui-même, où les calculs étaient ôtés de la vessie sans anesthésie, a quelque chose de contemporain…
Cette pièce est à la frontière entre le théâtre et la musique: le son illustre une douleur, c’est très expérimental.
En concert à La Chaux-de-Fonds, Salle de musique, le 19 janvier à 19h30; à Martigny, Fondation Gianadda, le 20 janvier à 20h.