À l’occasion d’un nouvel enregistrement discographique capté ces jours-ci par Warner à Namur, le flûtiste , le violoncelliste et le pianiste se sont produits en la salle du Grand Manège dans un beau concert chambriste.

Inauguré en 2021, le Namur Concert Hall, auditorium de plus de huit-cents places, peut se targuer d’une réputation méritée tant pour son confortable accueil de l’auditeur que pour ses qualités acoustiques et d’isolation phonique intrinsèques. Calqué sur l’esthétique sonore du fameux Studio 4 de Flagey, à Ixelles, il peut, par ses panneaux modulables, jouer sur divers temps de réverbération en fonction des divers répertoires abordés au gré des saisons musicales. Il est ainsi très prisé pour l’enregistrement par bien des maisons de disques.

est associé depuis plusieurs saisons à la programmation du lieu et a étroitement collaboré parmi six Steinways au choix du piano de l’institution. Ainsi, sans jamais s’y être encore produit publiquement, le flûtiste y a déjà enregistré en sa compagnie deux disques. Les deux compères s’associent ce soir, comme ils l’ont déjà fait par le passé – Bozar/Bruxelles, Wigmore hall de Londres – au violoncelliste pour explorer le répertoire dédié à cette variante du traditionnel trio à clavier.

Parmi la bonne quarantaine de trios à clavier écrits par , le trentième en fa majeur Hob XV:17 (1790) est l’un de ceux où la partie de « dessus » peut indifféremment être confiée au violon ou à la flûte. Sans être le plus célèbre ou même le plus original de cet imposant corpus, il se révèle attachant tant par son Allegro initial – donné ce soir avec toutes ses reprises – très spéculatif au gré de son imprévisible développement, auquel nos interprètes confèrent une patine et une densité quasi schubertiennes ; et surtout de son tempo di minuetto, heureuse rêverie d’une bonhomie aussi poétique que fantasque. Chacun des trois interprètes y cherche – et y trouve – ses propres marques, peut-être au détriment d’une vision d’ensemble plus cohérente : , très doctement directif et policé, un rien prévisible dans son élégance ductile, plus gourmé, et à la sonorité un soupçon trop vibrée pour ce répertoire classique, et surtout plus « historiquement informé » relançant fort à propos le discours par le « piqué » de ses plus rares mais décisives interventions.

Après cette agréable et pastorale entrée en matière, nos trois interprètes se retrouvent bien davantage au gré du seul trio, pour cette formation, de (1944) dont ils soulignent toutes les ambiguïtés psychologiques. Voilà certes une œuvre allègrement néo-classique, composée lors de l’exil américain du compositeur tchèque, mais dont l’optimisme primesautier du temps initial ou de l’essentiel de son piaffant final, précédé d’une magnifique cadence pour  flûte seule admirablement défendue par Emmanuel Pahud, masque à peine la sourde angoisse, face aux incertitudes du temps, de l’adagio central mené de main de maître, avec un sens aigu et épicé de la couleur harmonique par un Éric Le Sage, à l’exemplaire palette expressive.

Après l’entracte, la brève page The Water of Lethe (dans sa version originale de 2005) du  Japonais nous emmène sur de tout autres rivages, ceux du Fleuve de l’Enfer dont les eaux, dans la mythologie grecque, faisaient oublier aux âmes le souvenir de leur vie terrestre. Le compositeur a repensé en 2016 cette œuvre pour quatuor à clavier, mais la mouture originale, par sa fluidité plus naturelle, correspond davantage à cette quête spirituelle, à ce voyage à l’intérieur du son aux confins des mondes occidentaux et orientaux. Le souffle de la flûte semble flotter hors du temps, là où le violoncelle ponctue le discours par ses colorations harmoniques ou sa pulsation rythmique, et où le piano (inter)agit, ineffable médium, en écho distant et presque liquide par ses effets de résonance. Nos interprètes, dédicataires de cette primo-rédaction de l’œuvre, donnent de cette courte partition une version spirituellement très inspirée, soignée dans sa réalisation tant par l’éventail des nuances dynamiques que par la haute maîtrise des modes d’attaque.

Pour conclure ce copieux concert, les trois musiciens ont choisi la version alternative du célèbre premier Trio à clavier opus 49 de Félix Mendelssohn. On sait que l’œuvre a connu une genèse complexe, vers 1839 : la version originale, aujourd’hui disparue, pour trio à clavier conventionnel, créée juste en cercle privé, fut totalement réécrite et sa partie de clavier repensée sur le conseils de Ferdinand Hiller, mais entretemps un éditeur anglais s’intéressa à l’œuvre, et commanda au compositeur cette version alternative où la flûte se substitue au violon – dans la descendance du célèbre trio opus 63 de Weber pour la même formation. Il n’est pas interdit de préférer la distribution princeps de l’œuvre, même si la flûte, entre autres dans le Scherzo, apporte une légèreté féérique de touche, magnifiée ce soir par le souffle altier et l’incroyable dextérité d’Emmanuel Pahud. Les trois compères donnent de l’œuvre une version aussi spontanée qu’enthousiasmante, mais parfois un peu instable dans son voltage : le Molto allegro agitato cherche quelque peu sa pulsation métrique naturelle, le finale certes passionné nous apparaît parfois un peu précipité dans ses contrastes. Çà et là quelques minimes décalages sans trop d’importance trahissent un certain manque de temps de répétitions, que l’enregistrement réalisé dans la foulée palliera certainement, mais on ne peut être que subjugué par l’éventail des nuances et le sens du phrasé d’Éric Le Sage, notamment au gré des premières pages d’un très poétique Andante con moto tranquillo, par l’appropriation de l’œuvre par l’impeccable Emmanuel Pahud, et aussi par la sonorité fondante et le délié expressif du violoncelle de Queyras. Au bilan, une interprétation électrisante par son côté naturellement improvisé, chaleureusement accueilli par le public.

En bis, les trois musiciens complices redonnent le scherzo de Mendelssohn avec la même élégance et la même fluidité, Sur les ailes du chant, pour prendre congé d’un auditoire conquis et justement enthousiaste.

Crédits photographiques : © Olivier Calicis

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