Alors que de plus en plus de théâtres sont occupés dans toute la France pour demander, notamment, le déconfinement de la culture, le Luxembourg affiche une autre stratégie, celle de laisser les salles ouvertes à condition d’adopter un protocole sanitaire très strict qui n’est pas sans conséquences sur l’expérience du concert côté public: outre le masque évidemment obligatoire, pas de programme de salle, pas d’espace de restauration et une distance drastique entre les spectateurs qui confère à l’avant concert une ambiance assez froide.
Mais cela va vite se dissiper avec l’entrée sur scène du Quatuor Belcea entouré de Tabea Zimmermann à l’alto et Jean-Guihen Queyras au violoncelle. Les artistes prennent le temps de s’installer, d’enlever leurs masques, de se regarder. Et opère soudain le contraste avec l’atmosphère étrange du début : le premier thème du Sextuor n°1 de Brahms égrené aux violoncelles est tout de suite porté de manière très expressive par les deux instrumentistes, nous emmenant immédiatement à cent lieues du contexte quelque peu morose. La construction sonore se fait méticuleusement et les artistes laissent le temps au public d’entrer dans l’œuvre. D’un engagement corporel tout de suite total, les six musiciens franchissent les grandes lignes mélodiques brahmsiennes sans encombre et portent au plus haut ce sextuor dès les premières mesures, laissant présager de la suite. A l’image du dialogue exemplaire entre les deux violonistes Axel Schacher (second) et Corina Belcea, et sa sonorité cristalline éclatante dans les aigus, tout porte au sommet ce chef d’œuvre de la musique de chambre romantique. Tabea Zimmermann illumine par sa sonorité pleine et massive et le thème et variation du deuxième mouvement donne le tournis. En appuyant de manière franche sur les cordes avec les archets, les musiciens livrent un jeu dramatique mais sans aucun pathos, restant toujours brillant et digne, amené par des crescendos soulignés mais jamais exagérés et soutenu par un tempo relativement rapide mais stable. Les deux derniers mouvements sont tout aussi saisissants, avec un subtil dosage des tempos, le sextuor accélérant légèrement ci et là pour donner du relief à la partition en fonction des modulations et du caractère.
Le Sextuor n°2 est plus difficilement accessible, harmoniquement plus instable et plus tourmenté dans l’écriture. Comme dans la première partie, la cohésion du groupe fait mouche : les musiciens redoublent d’efforts pour livrer une version vertigineuse du sextuor, se montrant extrêmement réactifs au son de chacun afin de veiller à l’homogénéité du groupe. Le son s’ouvre ainsi quasi instantanément dès que cela est nécessaire, la fugue du troisième mouvement se déploie dans une élégance et une fluidité de jeu admirables, et cette ardeur collective se ressent jusque dans les pizzicatos systématiquement bien vibrés pour être suffisamment habités et expressifs. On assiste ainsi à une véritable leçon de musique de chambre dans laquelle les musiciens, loin de camper sur leurs acquis déjà solides, restent en permanence sur la brèche ajoutant un côté hypnotisant au sextuor.
Ainsi, les Belcea confirment, s’il le fallait, leur exigence musicale stratosphérique, admirablement accompagnés par Zimmermann et Queyras. Aussi, ce concert aura eu comme autre vertu de rappeler que l’émotion du concert en direct ne remplacera pas celle des captations numériques, aussi bien réalisées soient-elles, constituant un espace de vérité musicale irremplaçable.