C’est un concert exclusivement consacré à Brahms que nous propose l’Orchestre de Chambre d’Europe, sous la direction de l’un de ses membres honoraires, le chef canadien Yannick Nézet-Séguin. Comme son nom peut le laisser entendre (en version originale : Chamber Orchestra of Europe, souvent siglée « COE »), ce n’est pas une formation permanente attachée à une ville ou à un pays, mais des musiciens de toute l’Europe qui, depuis 1981, se retrouvent pour des sessions de concerts. Il n’a ni directeur musical ni chef d’orchestre titulaire. Si, à ses débuts, Claudio Abbado et à Nikolhaus Harnoncourt ont grandement contribué à fabriquer son identité artistique, de nos jours c’est bien Yannick Nézet-Séguin, star internationale de la direction d’orchestre, qui le fait briller aux quatre coins du monde.

Au programme, la traditionnelle trilogie ouverture-concerto-symphonie. Pour commencer, l’Ouverture tragique (des deux ouvertures écrites par Brahms, c’est « celle qui pleure », selon le compositeur – l’Ouverture pour une fête académique étant « celle qui rit »). Yannick Nézet-Séguin en donne une interprétation énergique et spectaculaire. Il y a beaucoup d’effets certes efficaces, mais le mystère et la poésie peinent à prendre leur place.

Brahms a écrit quatre concertos. Après deux pour piano et un pour violon, il a innové avec une formation inédite, qui est sa dernière œuvre symphonique : le Double Concerto pour violon et violoncelle. Comme avec le Triple Concerto pour piano, violon et violoncelle de Beethoven, on sent que le compositeur n’a pas tout à fait osé écrire un véritable concerto pour violoncelle. C’est pourtant bien lui qui mène les débats. Les solistes sont Jean-Guihen Queyras, que le public français connaît bien, et depuis longtemps. Rarement musicien aura suscité une telle unanimité (et pas seulement en France, bien sûr), quelles que soient les musiques qu’il joue (et son répertoire est particulièrement large). À ses côtés, la violoniste allemande Veronika Eberle (née en 1998) que le public français connaît moins bien. En-dehors de participations à quelques enregistrements de musique de chambre, sa discographie est encore assez réduite. Un seul (son dernier, en 2023) est avec orchestre : un radieux Concerto de Beethoven, avec un London Symphony Orchestra, sous la direction de Simon Rattle, en état de grâce, et qui outre ses qualités propres, a la particularité de présenter les cadences, ébouriffantes et savoureuses, écrites spécialement pour elle par Jörg Widmann.

L’entrée du violoncelle, avec une courte et percutante introduction à l’orchestre, nous prend aux tripes : décidément, le talent de Jean-Guihen Queyras, bientôt sexagénaire, semble sans limite, et il sait, chaque fois, nous surprendre, tout en donnant une impression de naturel et de spontanéité qui sont la marque des grands. Il entraîne avec lui Veronika Eberle, dont nous ne pouvons qu’espérer la revoir souvent sur les scènes françaises, car elle fait preuve de la même intelligence de jeu et d’inventivité que son partenaire. L’équilibre sonore est optimal entre eux deux (ainsi qu’avec l’orchestre), et la façon dont leurs sonorités se mêlent nous font penser que 1+1=3 : il y a leurs interventions individuelles, où s’expriment leurs personnalités propres, et celles où ils sont ensemble, où comme avec certains couples dans la vie, quelque chose d’encore différent nous est proposé, qui ne tient pas seulement de la somme, mais aussi de l’échange et de la fusion. Le souci du détail de Yannick Nézet-Séguin est ici mieux à sa place que dans l’ouverture. Dans l’Andante, nos deux solistes sont dans une osmose bouleversante. Quel chant partagé ! Et enfin, Jean-Guihen Queyras ne lance pas le Vivace non troppo comme une danse guillerette, mais avec une énergie concentrée, et beaucoup de relief. Veronika Eberle et le COE lui emboîtent le pas. Nous admirons, entre autres, le savoir-faire instrumental des solistes, qui parviennent à rendre les doubles-cordes, pourtant bien délicates, parfaitement audibles. Nous sommes comblés !

En bis, ils nous donnent un stupéfiant deuxième mouvement, Très vif, de la Sonate pour violon et violoncelle de Ravel, cette œuvre redoutable dans laquelle nous croyons par moments entendre un véritable quatuor à cordes, tant le compositeur a utilisé toutes les possibilités techniques de ces deux instruments. Veronika Eberle et Jean-Guihen Queyras se jouent avec humour et distinction de toutes ces difficultés.

Tout comme les concertos, Brahms a écrit quatre symphonies. L’ombre de Beethoven était telle qui a mis de nombreuses années avant d’aborder le genre. Ce n’est qu’à l’âge de quarante-trois ans, alors qu’il y travaillait depuis plus de vingt ans, qu’il a pu enfin présenter sa Première Symphonie au public. C’est un coup de maître.

Yannick Nézet-Séguin prend l’introduction (Poco sostenuto) dans un tempo plutôt rapide, mais avec une battue très lente (à deux, au lieu de six comme souvent). C’est assez théâtral, accentué par des ralentis à la limite du maniéré qui amènent un Allegro où les effets de surprise s’enchaînent, créant paradoxalement une certaine monotonie. L’Andante sostenuto est magnifique, mais pour le moins sophistiqué. Le solo de hautbois (Philippe Tondre), par ailleurs superbe instrumentalement, subit cette influence et pêche par excès. Celui de violon (Lorenza Borrani), tout aussi maîtrisé, est plus simple. Le Poco allegretto e grazioso retient l’attention par son mélange d’élégance et de rusticité. La clarinette (Romain Guyot) se délecte de se prendre au jeu. Ce n’est pourtant pas demandé par le compositeur : Yannick Nézet-Séguin enchaîne le finale. Les pizz accélérés de l’introduction sont très réussis, et le fameux thème inspiré à Brahms par un cor des alpes, exposé successivement au cor et à la flûte, ainsi que le choral qui le suit aux trombones, sont d’une sérénité très émouvante, qui rendent le thème principal qui suit (celui qui rappelle la Neuvième de Beethoven à tel point que cette Première de Brahms a pu être moquée – très injustement bien sûr – comme étant « la Dixième Symphonie de Beethoven ») presque rêveur. Mais très vite, le côté survitaminé du chef reprend le dessus, et toute la suite (y compris lors de la reprise, quand ce même thème revient) a perdu de sa profondeur pour nous proposer du sensationnel.

Yannick Nézet-Séguin est assurément un virtuose de la direction d’orchestre. Il dirige sans baguette, par cœur (à l’exception du Concerto), et ses gestes sont très compréhensibles. Si l’on accepte d’être dirigé jusque dans les moindres inflexions, ce doit être agréable d’être dans son orchestre. Là où cela devient contestable, c’est que ses gestes s’apparentent à du spectacle (on pense inévitablement à des arts martiaux, assez variés il faut l’avouer), et l’on finit par se demander à qui ils sont destinés : aux musiciens, ou au public ? La sonorité du COE souffre de cette direction que d’aucuns ont qualifiée de « bodybuildée » : elle en devient quelque peu agressive, avec des timbales très sèches, des bois qui cherchent souvent la puissance, et des violons qui sonnent avec une certaine dureté.

Et puis, le plus problématique : et Brahms, dans tout ça ? On observe, admiratif ou agacé, la gestique qui attire l’œil sans discontinuer. Mais il est difficile de se laisser porter par cette musique qui, pourtant, réclame un certain abandon pour en pénétrer l’immense contenu émotionnel.

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