L’Ensemble intercontemporain et son directeur musical Pierre Bleuse, en compagnie de Jean-Guihen Queyras et Pierre-Laurent Aimard, retracent un Boulez cheminant, de la Sonatine de jeunesse à l’historique Répons. En passant par le répertoire debussyste et la création, autres terrains favoris du compositeur chef d’orchestre.
Jean-Guihen Queyras et l’Ensemble intercontemporain

C’est avec Mémoriale (…explosante-fixe… Originel) que s’ouvre la soirée, sous les doigts et le souffle d’Emmanuelle Ophèle, entourée de huit complices de l’Intercontemporain. La flûtiste allie remarquablement souplesse et précision pour (se) jouer de ce mi bémol et de ses « dérives », avec cette ample sonorité, cette élégante présence qui n’appartiennent qu’à elle. Si le choix de cette note caractéristique peut évoquer de multiples « pères » (on peut songer au Beethoven de l’« Héroïque », au Wagner de L’Or du Rhin…), l’alternance de couplets volubiles et d’un refrain plus hiératique rappellent l’attachement du compositeur à un certain esprit de la forme, très loin ici de toute pesanteur didactique.

Prégnance de la forme

Cette même prégnance de la forme se retrouve dans le splendide Messagesquisse pour violoncelle solo et six violoncelles qui, délicatesse du programme, s’ouvre sur la même note qui finissait Memoriale, ce mi bémol qui est aussi la première lettre-note du nom de Paul Sacher qui offre le matériau mélodique et rythmique de ces pages. La variation règne ici en maîtresse, tant chez le soliste – Jean-Guihen Queyras dont le toucher épouse les moindres détails du son, du non vibrato d’un trait lisse à la fantastique diversité d’amplitude des trilles – que chez ses compagnons.

Après un intermède debussyste au cours duquel Pierre-Laurent Aimard et Hidéki Nagano exaltent avec justesse la pureté un brin abstraite de la suite En blanc et noir, la Sonatine pour flûte et piano nous replonge dans l’univers boulézien. La préoccupation « formelle » (la sonate est à la fois « genre » et « structure »), la rugosité, l’âpreté sonores, certaine distanciation aussi, très assumée par Sophie Cherrier et Pierre-Laurent Aimard, accusent l’âge de cet opus de jeunesse, le premier considéré comme « abouti » par Boulez. Accélérations violentes, modes de jeu abrupts, tout, ici, est vivacité, jusqu’aux trilles frémissants et aux lignes disjointes de ses moments plus lyriques.

Réappropriation

Nothing Ever Truly Ends de Charlotte Bray, donné en création mondiale en fin de première partie emprunte, au sens propre, au rituel. La compositrice britannique y suspend le temps par une trame de notes tenues parcourant registres et timbres d’un ensemble de chambre faisant la part belle aux vents et aux percussions. S’achevant, comme elle a commencé, sur un appel de cloches et bols tibétains « ritualistic », la pièce élabore une arche en crescendo-decrescendo un rien convenue mais invitant des sons subtils – dont un saisissant mode de jeu de cordes avec sourdines en « vibrato sur le chevalet ».

C’est avec Répons, indéfectiblement lié à l’Ensemble intercontemporain qui en créa tous les avatars, que s’achève la soirée. L’idée médiévale du répons alternant soliste(s) et chœur (rôle endossé par l’orchestre) s’y double d’une spatialisation sonore, les solistes encadrant le public – plus ou moins, la grande salle de la Philharmonie ne permettant pas l’absolu respect de cette configuration. Prolongeant, démultipliant les sons, l’électronique ajoute une dimension réverbérante à l’ensemble, suggérant furtivement une esthétique sacrée par ailleurs absente. Spectaculaire et somptueux, l’ouvrage n’a pas pris une ride. Mais plus encore que ce constat, imposé par la richesse des éléments en présence, l’art visionnaire de cet univers-monde ou encore la densité absolue de sa pensée, c’est l’interprétation qui ce soir force l’admiration et l’émotion. Tout en ne faisant ni du Pierre Boulez ni du Pierre Bleuse, ce dernier se réapproprie l’œuvre avec un infini respect, la conduisant vers un « ailleurs » qui sonne comme une évidence. Magnifique hommage à un véritable monument qui, ainsi, accède de plain-pied dans l’histoire musicale du XXIe siècle.

Anniversaire Boulez. Ensemble intercontemporain & Friends, Pierre Bleuse, Philharmonie de Paris, le 6 janvier.

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