Il lui a fallu une poignée d’années à peine, ponctuées par des prestations espacées, pour tracer sur la scène du Victoria Hall une diagonale musicale qui dit tout ou presque de sa gourmandise. Le violoncelliste français Jean-Guihen Queyras est, pour commencer, un fervent apôtre de la création contemporaine. Ce dont atteste sous nos latitudes «Émergence – Nachlese VI», pièce que lui a dédiée Michael Jarrell et que l’interprète a présentée en 2014 à Genève. Plus tard, aux côtés une fois encore de l’Orchestre de la Suisse romande, l’homme s’est frotté aux lignes nettement plus romantiques du «Concerto pour violoncelle» d’Edward Elgar. Et aujourd’hui? Il est question de remonter davantage encore le fil du temps, de s’arrêter au classicisme du XVIIIe siècle et de s’emparer du «Premier concerto pour violoncelle» de Haydn. Une perle qu’on a cru longtemps perdue et qui fut redécouverte presque accidentellement en 1961 dans un fond d’archives de Prague.
En quittant la scène, où il vient de labourer avec l’OSR cette pièce qui l’accompagne depuis longtemps, le musicien nous parle de son retour à Genève. Et il évoque en premier lieu des retrouvailles heureuses avec «maestro» Jonathan Nott, chef côtoyé à Paris dans les années 90. À l’époque, les deux mâchaient d’autres langages, au sein de l’Ensemble intercontemporain, enfant de Pierre Boulez.
Alors, comment se passe cette escale genevoise?
Ah, c’est un vrai bonheur. J’ai retrouvé l’élan généreux de Jonathan Nott, son esprit conquérant qui permet de faire vivre chaque note et chaque phrase. C’est beau d’observer sa façon d’encourager les musiciens à se muer en véritables chambristes. Sa démarche est d’autant plus cruciale chez les classiques comme Haydn car ici, il faut réinventer chaque passage et le rendre vivant, sans quoi on risque de reproduire de la musique d’ascenseur.
Vous avez enregistré cette œuvre avec le Freiburger Barockorchester, qui a une démarche historiquement informée. Comment adaptez-vous votre jeu aux côtés d’un orchestre qui évolue sur instruments modernes?
Le chef Nikolaus Harnoncourt aimait répéter que ce qui compte n’est pas tant sur quels instruments on joue, mais comment on en joue. Alors, bien sûr, les cordes en boyaux apportent quelque chose de particulier, un grain sonore et une matière incomparables. Mais l’essentiel est ailleurs, dans notre faculté à conférer une verticalité à la musique, à la faire rebondir sans cesse. Ce qui est parfaitement réalisable sur instruments modernes. Le travail de Jonathan Nott, ses respirations, sa manière d’isoler les accords importants et de placer les dynamiques dans le discours en sont la preuve.
Quelle relation entretenez-vous avec cette œuvre de Haydn? Est-elle vraiment, comme on le dit, un grand pilier du répertoire?
Oui, absolument! Ses trois mouvements contiennent tout. Dans le premier, on trouve le Haydn bienveillant, l’homme d’esprit qu’on aurait envie de rencontrer pour boire un café en sa compagnie. Le deuxième a des lignes qui chantent merveilleusement. On tient là une sorte de grande ode amoureuse. Le final, lui, est une cavalcade sensationnelle. À titre plus personnel, c’est une des premières pièces desquelles je suis tombé raide amoureux. Un jour, à l’âge de 11 ans, j’ai réussi à l’intégrer dans le corpus que je devais étudier. Cela s’est fait un peu à la hussarde, lors d’un stage à Grenoble: j’ai piqué la partition à des copains et j’ai commencé à la jouer en cachette dans ma chambre. Il fallait absolument que je me mesure à ce «Concerto», j’en étais obsédé et je n’arrêtais pas de l’écouter dans la version de Rostropovitch. Ma prof a fini par découvrir l’affaire. Je m’attendais à recevoir une rouste, elle m’a au contraire encouragé à poursuivre. Depuis, à chaque fois que je la rejoue, je retrouve un ami.
Votre répertoire embrasse trois siècles de musique. Comment organisez-vous les courants d’air entre des époques aussi éloignées?
Pour moi, tout cela représente un tout; chaque style, chaque époque nourrit les autres. J’estime qu’il faut retrouver toute la modernité qu’il y a dans les grands classiques et donner une respiration classique aux œuvres contemporaines. Le public des concerts a besoin de retrouver ces formes, d’être surpris par l’actualité et la verve d’une pièce inscrite depuis longtemps dans la tradition. Nous, les interprètes, nous ne pouvons pas nous contenter de jouer en ronronnant.
Qui étaient vos modèles durant vos études?
Rostropovitch, bien évidemment. Mais il y a eu aussi Maisky, au moment où il commençait à percer dans le monde entier. J’ajouterais Yo-Yo Ma, qui m’a subjugué par la force de son message et par son charisme. Enfin, chez les «baroqueux», il y a le regretté Anner Bylsma, qui m’a fait découvrir Bach et ses «Suites» lors d’une master class d’une semaine que j’ai eu la chance de suivre, isolé dans un château avec d’autres jeunes musiciens. En sortant de là, j’ai compris que le monde n’était plus tout à fait le même.
Et le violoncelle, comment est-il entré dans votre vie?
Il y a eu une révélation, documentée d’ailleurs par une photo que je garde chez moi. Elle a été prise lors d’une audition d’élèves à la fin d’un stage auquel participait aussi mon frère violoniste. Il y avait ce soir-là un violoncelliste qui présentait le «Concerto pour violoncelle» de Camille Saint-Saëns. En l’écoutant, j’ai su immédiatement que j’avais trouvé ma voie.
Quel est le compositeur ou l’œuvre qui ont valeur de refuge, de consolation et de pilier dans votre vie?
S’il fallait en citer un, je placerais par-dessus tout les «Six suites pour violoncelle seul» de Bach. À chaque fois que je les joue, je chemine dans un parcours initiatique. J’ajouterais encore ce «Concerto N° 1» de Haydn, qui a un rapport étroit avec mon enfance, et enfin le «Concerto» de Schumann, qui met du temps à être apprivoisé.